Comment expliquer les fragilités du lien social ?

Proposition de traitement d’une partie de l’axe 1 autour de la question du repli sur soi et du resserrement du lien communautaire physique ou virtuel, à partir de l’exemple de la ville du lycée puis du lycée lui-même.

Présentation de la séquence

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SEQUENCE - Exclusion et inégalités

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Mise à jour : 5 mai 2022

1L’accompagnement et le suivi psychosocial d’un public dit « défavorisé » ou « fragilisé » socioprofessionnellement (chômeurs de longue durée, jeunes sans qualification professionnelle, « érémistes », primo-arrivants…) confrontent les intervenants à la souffrance et au mal être que peuvent éprouver des individus en situation de précarité ou en voie d’exclusion sociale. Les symptômes d’un nouveau « malaise dans la culture » se donnent à voir ou à entendre sur les lieux du travail social comme autant de signes d’une souffrance indiscutablement « psychique » du point de vue du sujet, mais qui pourrait tout autant être qualifiée de « sociale » par le contexte institutionnel où elle émerge, ainsi que par ses déterminants. En effet, si cette souffrance apparaît très généralement comme diffuse, ses diverses formes cliniques d’expression s’étayent sur différents problèmes sociaux très concrets, comme la perte ou le non-accès à l’emploi, à la formation, au logement, aux loisirs, aux structures d’aide sociale ou de soins. Si bien entendu, les gens composent différemment avec la précarité en fonction de leur histoire et de leurs bagages psychologiques, si celle-ci peut avoir, aux détours des conditions singulières et des trajectoires individuelles, des conséquences plus ou moins graves, tant sur le plan socioéconomique que psychique, la pérennisation d’une situation précaire et son expansion à différentes sphères de la vie sociale augmentent le risque d’exclusion du sujet et semblent favoriser grandement l’éclosion de troubles du comportement et de symptômes multiples qui, sans caractériser immédiatement une nouvelle forme de pathologie, sont autant de témoins d’une souffrance rentrée et d’un psychisme en difficulté.

2Dans cet article, nous proposons précisément d’interroger théoriquement les liens entre réalité sociale précaire et réalité psychique, disqualification sociale et subjectivité, processus d’exclusion et dynamique identitaire. Nous centrerons notre propos sur les incidences subjectives de la précarité et du processus d’exclusion sociale à partir d’un questionnement sur les impacts psychiques d’une de leur principale traduction sociale symptomatique, à savoir la fragilisation, la détérioration ou, dans certains cas extrêmes, la rupture définitive des liens sociaux. Ceci nous amènera à envisager les enjeux du lien social pour le sujet de l’inconscient, pour ensuite tenter d’identifier ce qui fait souffrance et symptômes chez le sujet exclu.

3Historiquement, c’est le problème grandissant du chômage, en lien avec les effets prolongés de la crise pétrolière dans les années 1980, qui provoqua un changement dans l’approche des problèmes sociaux. A côté de la question de la pauvreté prévisible et résiduelle incarnée par ce que l’on nomme généralement le quart-monde, émergea progressivement sur le devant de la scène sociale le problème de la précarité. Celle-ci fait référence à l’angoisse collective issue de la menace de perte d’emploi dans une société jusque-là prospère et sécurisée. Ce phénomène met l’accent sur des couches de la population parfaitement intégrées et adaptées à la société, généralement issues de la classe moyenne, et victimes malgré elles de la crise de l’emploi. La précarité est convoquée comme notion pour faire référence à l’angoisse collective liée au rétrécissement du marché de l’emploi et au sentiment d’insécurité issu du caractère précaire des nouvelles formes de contrat de travail.

4 Étymologiquement, le terme de précarité renvoie très précisément à cette notion d’insécurité et aux gestes d’imprécation qu’elle implique. La définition de la précarité se distingue ainsi naturellement de la pauvreté qui renvoie à l’état de celui qui est pauvre, dans la nécessité, dans le besoin, dans la pénurie ou l’insuffisance, et qui fait généralement référence à un seuil dans une culture donnée. On peut ainsi vivre dans une société pauvre sans précarité comme on peut vivre précaire dans une société riche. La précarité serait plus à considérer comme un facteur de risque de pauvreté. Ainsi pour Wrésinski, la précarité est « l’absence d’une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit à la grande pauvreté, quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle devient persistante, qu’elle compromet les chances de réassumer ses responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible » (1987, p. 14). On voit très clairement, à travers cette définition, le rapport entre pauvreté et précarité. Soulignons également un premier élargissement de la notion de précarité à travers la référence à d’autres sécurités ou d’autres « objets sociaux » que l’emploi, dont la perte constitue potentiellement une menace pour le sujet.

5 Jean Furtos (1999) définit ces objets sociaux comme des objets concrets (le travail, le logement, la formation, les diplômes etc.), idéalisés dans une société donnée et qui font lien : ils donnent un statut, une reconnaissance d’existence et autorisent en quelque sorte les relations sociales. Ils produisent ou médiatisent du lien social. Les difficultés commencent quand certains objets ne vont plus de soi ou sont incertains. Jean Furtos définit une société précaire « par la pensée omniprésente de la perte possible ou avérée des objets sociaux, ce qui entraîne potentiellement une perte de confiance en l’avenir et dans la société » (1999, p. 7). On voit ainsi à travers ces définitions que la notion de précarité fait référence non seulement à un état objectif mais aussi subjectif. Au-delà du manque objectif des sécurités basiques de la vie quotidienne, la précarité est liée au sentiment d’avoir ou pas la maîtrise de son existence actuelle ou à venir. Elle est aussi de l’ordre du ressenti et entre ainsi dans le champ de la santé mentale. Elle peut générer une angoisse quant au futur et peut provoquer, comme le souligne encore Furtos (1999), une perte de confiance en l’avenir et en la société. On cerne bien le double impact de la précarité : l’un est objectif et lisible (manque d’argent, de travail, de toit…), l’autre porte sur l’imaginaire individuel et collectif et peut être source de souffrances psychiques. Si la précarité constitue aujourd’hui une donnée intangible du contexte social, les manières de réagir à la perte des objets sociaux sont, bien entendu, hétérogènes. Par ailleurs, les personnes concernées par la précarité ne forment pas une communauté sociale homogène ; entre le chômeur de longue durée de plus de cinquante ans, la femme seule avec enfant qui travaille à temps partiel et le SDF, il n’y a pas d’amalgame possible. Sous le terme générique de précaire, sont regroupées des personnes confrontées à un ensemble diversifié de situations instables, génératrices de difficultés multiples et bien souvent, « ces personnes n’ont en commun que la forme de leur trajectoire, marquée par un cumul de handicaps et une dissociation progressive des liens sociaux. » (Parizot in Mannoni, 2000, p. 46).

… de l’exclusion sociale

6L’exclusion semble aujourd’hui être devenue la réelle question sociale. En véritable paradigme sociétal, elle reflète et traduit les préoccupations socio-économiques et politiques de notre époque mais n’en reste pas moins difficilement appréhendable d’un point de vue scientifique, tant elle est diffuse et souvent confondue avec d’autres notions, et plus particulièrement avec celle de pauvreté ou encore de précarité. Certains auteurs, dont Serge Paugam (1996), soulignent l’opacité de la notion d’exclusion et ses faiblesses conceptuelles. De par son appartenance au vocabulaire du sens commun et la pluralité de ses usages sociaux et institutionnels, du fait des préjugés qu’elle véhicule presque inévitablement, l’exclusion apparaît comme une notion naturellement polysémique et relative, ce qui rend difficile la théorisation d’un savoir distinct des représentations de la vie sociale à son propos. L’exclusion a de surcroît des résonances culturelles spécifiques en fonction des lieux, des époques et du débat social propre à une société donnée et n’a pas toujours eu le sens qu’on lui confère aujourd’hui.

7 Ce sont les nombreuses recherches menées sur les individus précaires qui ont conduit à la définition actuelle de l’exclusion. Pointant l’hétérogénéité de leurs situations, ces études ont mis en évidence le caractère instable et évolutif de la précarité. Ceci a rendu possible une analyse de l’exclusion non plus en terme d’état, mais en terme de processus pouvant conduire de la précarité à l’exclusion. Par la notion d’exclusion, il ne s’agit donc plus aujourd’hui de désigner des groupes sociaux caractérisés par une exclusion de fait mais bien de souligner l’existence de processus pouvant conduire à ces situations extrêmes. On n’est pas une fois pour toute exclu ou inclus mais il existe des populations en état de fragilité et de précarité qui ont une forte probabilité de connaître ou qui connaissent effectivement un parcours susceptible de les exclure de la vie collective, professionnelle et relationnelle, de les marginaliser. Le cumul des handicaps sociaux risque toujours d’engendrer ce processus mais cela ne signifie pas que quiconque perd son emploi soit nécessairement conduit jusqu’au terme d’une trajectoire le menant inexorablement à l’exclusion, à la rupture de tous liens sociaux. L’exclusion telle qu’on l’entend actuellement renverrait donc bien plus au refoulement des populations les moins qualifiées hors de la sphère socioéconomique et au délitement du lien social. La précarité apparaît donc à travers cet éclairage comme un facteur de risque d’exclusion sociale. Le succès de la notion d’exclusion est en grande partie liée à la prise de conscience collective de cette menace qui pèse sur un nombre de plus en plus grand d’individus. Mais il est aussi tributaire du fait que le débat sur les inégalités et leur reproduction qui avait alimenté le discours jusqu’alors ne suffit plus à expliquer ce qui se joue sur la scène sociale, non pas parce que les inégalités ont disparu, mais parce qu’elles ne permettent pas, à elles seules, de rendre compte des phénomènes de rupture et de crise identitaire qui caractérisent le processus d’exclusion.

8 En résumé succinct, les définitions actuelles de la précarité et de l’exclusion pourraient se rejoindre de la manière suivante. L’exclusion sociale se définit aujourd’hui comme un processus multidimensionnel de ruptures progressives, se déclinant à la fois dans le domaine professionnel et relationnel. Ces ruptures peuvent également toucher d’autres domaines ou objets sociaux que l’emploi comme le logement ou l’accès aux soins par exemple. Les individus les plus touchés par ce processus d’exclusion sont d’abord ceux qui vivent dans des situations de précarité sociale, qu’elle soit ou non compensée par le réseau assistanciel : enfants déscolarisés, jeunes non qualifiés, chômeurs de longue durée, populations travaillant avec de bas revenus, ou ayant des emplois précaires, mères célibataires, minimexés etc… La précarité concerne aussi un nombre de personnes qui sont ou qui se sentent menacées par l’évolution d’une société dont les règles ont été brutalement modifiées et qui risquent, si la précarité de leur emploi se cumule avec d’autres handicaps, de glisser progressivement vers la grande pauvreté et l’exclusion.

Les impacts d’une réalité sociale précaire sur la subjectivité… des enjeux psychiques des objets sociaux

9 Pour mieux saisir les liens entre réalité sociale précaire et réalité psychique, exclusion sociale et subjectivité, il nous faut comprendre quelles sont les principales fonctions psychiques du socius et des objets sociaux pour le sujet, entendu ici en référence au modèle métapsychologique. Comme le rappelle René Kaës, « la psychanalyse n’a pas pour objet la connaissance de la réalité sociale (ni des objets sociaux) mais la construction de la réalité psychique sur laquelle elle s’appuie et se modèle, à partir de laquelle elle dérive pour constituer son ordre propre. » (Kaës, 1993, p. 99). Ces trois dimensions, de l’appui, du modèle et de la reprise dérivante, définissent le concept d’étayage, processus majeur de la formation de la réalité psychique. C’est à partir de la théorie de l’étayage que nous pouvons définir les relations entre les objets relevant du champ des sciences sociales et les objets référant au corpus théorique de la psychanalyse. Pour comprendre ce concept, nous devons considérer les bases mêmes de l’origine du psychisme. On peut considérer que la psyché émerge d’un double étayage. Un premier s’effectue sur le corps et les besoins de l’autoconservation. Le concept de pulsion témoigne de cet ancrage proprement biologique de la psyché. Elle s’étaie sur l’expérience de la satisfaction des besoins corporels nécessaires à la vie. Le désir prend place, dérivant d’une satisfaction hallucinatoire du besoin. A coté de cette première théorie de l’étayage, il y a aussi un étayage sur le groupe, la culture et la société, comme René Kaës (1993) l’a développé et théorisé. Il propose une conception généralisée de l’étayage et décline différents espaces d’étayages en les inscrivant respectivement du côté du corps, de la mère (le moi de l’enfant s’étaie sur l’activité psychique du Moi maternel et sur le narcissisme de la mère), du groupe primaire et puis du socius. Le psychisme s’y appuie, s’en inspire, non pas dans un rapport de détermination univoque et direct, mais plutôt dans un rapport de dérivation et de reprise transformatrice.

10Il nous faut maintenant comprendre quelles sont les principales fonctions d’étai du socius pour la construction de la réalité psychique, ou plus exactement quels sont les enjeux psychiques fondamentaux des objets sociaux pour le sujet de l’inconscient. Interrogeons ces enjeux à travers ce qui nous semble être une de leur fonction sociale majeure, au-delà des sécurités de base qu’ils procurent, à savoir leur rôle de médiateur entre le sujet et le socius, de producteur de lien social, entendu ici comme l’ensemble des appartenances, des affiliations, des relations qui unissent les individus entre eux et qui les amènent à se sentir membres d’un même groupe. Voyons dans cette perspective « le double statut du sujet ».

11 Dans « Pour introduire le narcissisme », Freud (1914) fonde en partie la distinction qu’il propose d’opérer entre la libido propre au moi et la libido d’objet sur une hypothèse qui l’avait conduit à séparer les pulsions sexuelles des pulsions du Moi. Reprenant cette hypothèse, il évoque comme argument en sa faveur que tout individu mène une double existence en tant qu’il est à lui-même sa propre fin et en tant qu’il est aussi un élément d’une chaîne dont il est le serviteur, sinon contre sa volonté, mais en tout cas sans l’intervention de celle-ci. La distinction des pulsions sexuelles et des pulsions du Moi reflèterait seulement cette double fonction de l’individu. Le modèle proposé par Freud est donc celui d’une réciprocité des services vitaux que se rendent l’individu et l’ensemble, le maillon et la chaîne. Il développera et affinera cette proposition à travers l’analyse de la position narcissique du sujet et plus précisément de l’étayage du narcissisme primaire sur le narcissisme de ses parents. Le narcissisme de l’enfant s’étaie sur les désirs et rêves irréalisés de sa mère, de son père et des générations qui l’ont précédé. Le sujet se constituerait ainsi dans la double nécessité vitale, et donc dans le conflit qui l’oppose à lui-même et qui le divise, d’être à lui-même sa propre fin et de prendre place, valeur et fonction dans un ensemble organisé de sujets et dans le réseau de leurs désirs irréalisés. « Psychologie des foules et analyse du Moi » (1921) prolongera les prémisses de cette théorie du sujet, théorie remarquablement reprise et élaborée par René Kaës (1993). Le double statut du sujet implique la réciprocité des services vitaux que se rendent l’individu et l’ensemble. Ces services sont assurément inégaux car l’ensemble l’emporte par sa précession et ses exigences et nous n’avons par conséquent pas plus le choix d’avoir ou non un corps que d’être mis ensemble ou non dans le groupement. Kaës souligne ainsi l’aspect inéluctable de l’intersubjectivité comme condition de l’existence humaine et de la vie psychique. Il insiste sur la nécessité de l’assujettissement du sujet au groupe et décrit six exigences de travail psychique imposées au sujet par le groupe pour que ce dernier puisse établir et maintenir son ordre propre, à savoir : la gestion psychique des interdits majeurs, des obligations narcissiques envers le groupe, des obligations objectales, des obligations de sauvegarde, de défense et de protection de l’ensemble, des obligations symboliques ou exigences du travail de la pensée et enfin des obligations de conformisme à la norme ou exigences du non-travail de la pensée. Ces six principales obligations définissent l’assujettissement du sujet au groupe, elles exigent un travail ou un non travail psychique dont l’incidence est décisive dans la formation du sujet de l’inconscient. Ces obligations ont pour corrélat que le sujet y souscrive, mais dans certains cas aussi les exige, pour établir son ordre propre d’existence. L’assujettissement au groupe est aussi une exigence du sujet. Kaës distingue également six exigences d’assujettissement : l’exigence de suppléance, de soutien, de maintien et de protection, l’exigence de soutien narcissique du groupe, l’exigence de la fonction d’énonciation des interdits majeurs, l’exigence de prédispositions signifiantes, les exigences de méconnaissance et d’indifférenciation, et enfin l’appartenance identitaire et les repères identificatoires.

12 Ces différentes exigences et obligations réciproques entre le sujet et le groupe, décrites par Kaës, seront accomplies à travers diverses formes d’alliances inconscientes construites par les sujets de l’ensemble. Par alliance inconsciente, il faut entendre une formation psychique intersubjective, façonnée par les sujets impliqués dans un lien pour renforcer en chacun d’eux certains processus ou certaines fonctions dont ils tirent un bénéfice tel que le lien qui les unit prend une valeur décisive pour leur vie psychique. L’ensemble ainsi lié ne tient sa réalité psychique que des alliances que ses sujets concluent et que leur place dans l’ensemble les oblige à maintenir. Ces différentes formes d’alliances inconscientes déterminent les diverses modalités du lien intersubjectif entre l’individu et l’ensemble, le sujet et le groupe, Autrement dit, elles déterminent les diverses modalités du lien social. Citons parmi celles-ci, les contrats (contrat de renoncement à la satisfaction directe des buts pulsionnels, contrat narcissique) et les pactes (pacte narcissique, pacte dénégatif).

13 Le contrat narcissique est une notion importante développée par Piera Aulagnier (1975). Il trouve sa préconception dans la pensée de Freud, et plus spécifiquement dans les prémisses de son étude sur le narcissisme (1914) à laquelle nous avons déjà fait référence pour introduire le double statut du sujet. Il s’établit grâce « au pré-investissement narcissique par l’ensemble de l’infans comme voix future qui prendra la place qu’on lui assigne : il dote celui-ci par anticipation du rôle de sujet du groupe qu’il projette en lui. » (Aulagnier, 1975, p.188). Le contrat narcissique assigne à chaque sujet une place qui lui est offerte par le groupe et qui lui est signifiée par les éléments de l’ensemble qui, avant lui, a tenu un discours conforme au mythe fondateur du groupe. Cette parole comprend les idéaux, les valeurs, transmet la culture et chaque sujet doit d’une certaine façon la reprendre à son compte car c’est par elle qu’il est relié à l’Ancêtre fondateur. Le contrat narcissique a une fonction identificatoire et est au fondement de tout possible rapport entre sujet et société, individu et ensemble, discours singulier et référent culturel : Ce contrat narcissique se double nécessairement d’un pacte dénégatif qui est à la fois son complément et son négatif. Le pacte dénégatif est ce qui s’impose dans le lien intersubjectif pour être voué aux destins du refoulement, du déni, du clivage, du rejet, du désaveu, de la dénégation chez chacun des sujets du lien. Cette alliance inconsciente est opérée pour que le lien perdure.

14Le contrat narcissique et le pacte narcissique accomplissent donc, selon des modalités distinctes, les obligations d’investissement de l’ensemble intersubjectif comme objet narcissique. Réciproquement ils répondent, de manière différente, aux exigences narcissiques du sujet vis-à-vis du groupe et à ses attentes identificatoires, à sa recherche de reconnaissance comme sujet du groupe. Si le contrat narcissique garantit « l’espace où le Je peut advenir » et la continuité de l’investissement d’auto-conservation pour chaque sujet et pour l’ensemble dont il est partie constituante, le pacte constitue une coproduction aliénante dans la mesure où le sujet, pour garder son identité d’appartenance, pour rester ou constituer un lien avec l’objet, accepte de s’amputer d’une partie de lui-même qui reste en souffrance.

15 La théorie de René Kaës sur le sujet du groupe nous permet maintenant de mieux identifier les incidences psychiques du lien social et en négatif, de la précarité sur fond de menace d’exclusion. L’assujettissement du sujet au groupe est une exigence du sujet en ce qu’elle est avant tout une condition de la formation de la vie psychique et de la subjectivité. La souscription au groupe permet l’étayage du narcissisme et des fonctions élaboratives et défensives du sujet. L’inscription dans la groupalité assure la transmission du symbolique et du code. Le groupe répond à l’exigence d’énonciation des interdits majeurs et donne des repères identificatoires. Ce qui est en jeu à travers cette « nouvelle question sociale » qu’est l’exclusion, ce sont ces liens entre le sujet et le /les groupes d’appartenances, liens complexes et fondamentaux pour le maintien et la stabilité psychique. A travers cet éclairage, la précarité et l’exclusion sociale apparaissent comme génératrices d’une souffrance qui va bien au-delà d’une souffrance de position ou de condition, si marquée soit-elle par les inégalités douloureusement ressenties par ceux qui subissent cette violence sociale. Quand le groupe fait défaut, nous ne pouvons plus y étayer notre pensée, notre narcissisme et notre identité. L’exclusion relèverait ainsi beaucoup plus fondamentalement d’une réelle désubjectivation et désymbolisation du sujet.

… de la souffrance psychique en situation de précarité

L’entrée dans la précarité : la précarité psychique

16 La précarité au sens psychique pourrait se définir comme un état subjectif particulier du sujet par rapport à lui-même et par rapport à son environnement d’objets, entendu dans son double statut d’objets externes et internes (Mellier, 2003). La précarité psychique met l’accent sur une précarité des liens : des liens intrapsychiques (du sujet avec lui-même), intersubjectifs (du sujet avec le groupe médiatisé par l’objet social) et transsubjectifs (les alliances précédemment décrites). L’entrée dans la précarité ou la rupture avec un objet social (comme l’emploi) fait référence d’une part à une fracture dans le cours des choses, et d’autre part à un intervalle entre une perte assurée et une acquisition incertaine. Elle serait donc du registre de la crise. L’état de crise correspond à cet entre-deux, par définition précaire, dans lequel le sujet se meut, alors que des liens nouveaux ne sont pas encore établis comme sûrs et fiables avec un environnement différent, alors que l’espace psychique et social requis pour articuler l’ancien et le nouveau environnement n’est pas encore constitué et que le temps est comme figé et neutralisé (Kaës, 2004). L’amorce de la précarité serait ainsi source de souffrance psychique. Cette souffrance psychique n’est pas nécessairement pathologique. La souffrance est en effet l’expérience de déplaisir liée à la vie même. Elle est une donnée structurale de la vie psychique, divisée, insatisfaite et conflictuelle. Elle est sa condition même à travers les crises que nous avons nécessairement à vivre. La souffrance est ce qui nous pousse à trouver, à inventer des voies de satisfaction substitutives à l’accomplissement de nos désirs. Toute souffrance psychique n’est donc pas nécessairement pathologique et toute souffrance qui s’origine dans la désorganisation des liens non plus. Il est donc utile de distinguer la souffrance psychique inhérente à la formation, au maintien et à la dissolution de tout lien, et les formes psychopathologiques de cette souffrance (Kaës, 1996).

L’installation dans la précarité : de la précarité psychique à la détresse psychique

17 La pérennisation d’une situation précaire et son expansion à diverses sphères de la vie sociale correspondrait à un état où l’environnement, au sens de Winnicott, n’est plus en mesure d’assurer les sécurités de base et de maintenir le sentiment d’intégrité et de continuité de soi. L’installation dans la précarité serait alors à considérer comme un véritable désétayage social du psychisme, une dé-transitionalisation du sujet à son environnement. Selon Denis Mellier (2003) dans cette situation de dé-transitionnalisation, de désétayage social du psychisme qui caractérise l’état subjectif d’un sujet en situation de précarité sociale, tout se passerait comme si se trouvaient réactivés les états de détresse psychique qui accompagnent, selon Freud (1926), l’état biologique de détresse du nourrisson. Dans les situations de précarité sociale, le sujet se sentirait simultanément mis en danger sur la double frontière de l’étayage psychique, à savoir le biologique et le sociologique, comme si le désétayage social entrait en résonance avec les enjeux narcissiques et corporels du sujet. Rappelons très brièvement que le modèle du double étayage du psychisme de René Kaës fait référence à un réseau d’étayages et de solidarité entre les étais. Chaque étayage est en effet en double appui, c’est-à-dire que ce qui s’appuie est en mesure de servir d’appui à ce qu’il soutient. Cela suppose aussi, qu’en cas de défaillance ou de rupture d’un étayage, des mouvements de déconstruction et de construction, de fragilisation d’autres étais ou de vicariance vont se mettre en jeu. Ainsi, du corps à la famille, aux groupes ou au socius, le sujet en situation de précarité en est réduit à des relais minimaux d’appuis, « sans que ces appuis puissent être pris comme « modèles », sans qu’ils puissent « reprendre », subjectiver ces expériences, et créer une réalité psychique pour un autre et lui-même » (Mellier, 2003, p. 90). L’état de désaide, de détresse psychique du nourrisson serait la forme prototypique de la souffrance qui émerge dans cette situation. Notons que dans cet état de désaide décrit par Freud, la souffrance apparaît comme diffuse et peu maîtrisable par le sujet. Freud (1926) a d’ailleurs montré que cette angoisse primitive ne peut devenir un signal pour le moi. Dite « automatique », elle se développera, selon Freud, chaque fois que le sujet se trouve dans une situation traumatique, c’est-à-dire dans une situation d’effraction du pare-excitation par de trop grandes quantités d’énergie.

18 Poursuivons notre réflexion en prenant relai sur le modèle du traumatisme primaire développé par René Roussillon (1999). Ce modèle nous permet de comprendre comment une situation de détresse initiale ou de précarité psychique, qui n’est à la base que potentiellement traumatique, peut finir par le devenir si l’environnement n’apporte pas de réponse adéquate. Roussillon précise que ce modèle s’adapte particulièrement bien aux traumatismes précoces mais qu’il vaut également pour n’importe quelle situation de débordement et de détresse, même celles qui affectent l’appareil psychique à un âge plus tardif. Ce modèle du traumatisme primaire se scande en trois temps. Le premier temps, ou temps X, correspond à un moment où l’appareil psychique est menacé par un afflux d’excitation qui risque de le déborder. La psyché mobilise alors ses moyens pour tenter de lier l’excitation ou de la décharger. La principale caractéristique du temps X est que ces ressources internes finissent par s’épuiser, ou se trouvent mises en échec. On entre alors dans le deuxième temps : X+Y. L’échec des ressources internes déclenche un état de détresse, de tension sans représentation et sans issue interne. Deux cas peuvent alors se présenter. Soit l’état de détresse s’accompagne de traces mnésiques d’expériences de satisfaction avec l’objet, l’état de détresse devient alors un état de manque et s’accompagne d’un espoir lié à la représentation d’un objet de recours. Si celui-ci apporte à temps la satisfaction, cette réponse fournit la base d’un contrat narcissique avec l’objet. Celui-ci devient l’objet d’un conflit d’ambivalence, il sera aimé en sa présence pour la satisfaction qu’il donne et détesté en son absence pour le manque qu’il provoque. Le contrat narcissique est donc à la base du processus de socialisation, il est génératif de relations d’objet ambivalentes et de leur organisation triangulée. Roussillon précise qu’il arrive que les objets associent leur recours à une série de conditions. Celles-ci sont le prix à payer pour le maintien de la reconnaissance narcissique implicite au contrat. Les alliances inconscientes qui se nouent peuvent aller du pacte narcissique à diverses formes de coproductions aliénantes. Mais autre chose est l’échec de la mise en place du contrat, soit parce que l’objet ne se présente pas, soit parce que sa réponse est insatisfaisante, soit parce que le prix à payer dépasse les capacités du sujet. Dans ce cas, l’état de détresse dégénère vers une rage impuissante et on passe au temps X+Y+Z. Ici l’état de manque se dégrade et dégénère en un état traumatique primaire. Si la souffrance psychique est au premier temps, elle produit un état d’agonie. Si s’y mêle la terreur liée à l’intensité pulsionnelle engagée, elle produit une terreur agonistique ou une terreur sans nom. Ces états traumatiques primaires sont des états de détresse sans représentation, sans recours ni internes ni externes, au-delà du manque et de l’espoir. Ils rencontrent une impasse subjective et provoquent un état de désespoir existentiel, une honte d’être qui menace l’existence même de l’organisation psychique et de la subjectivité. Au constat de la blessure narcissique-identitaire que lui inflige la situation traumatique, le sujet est confronté à une situation extrême de la subjectivité. La seule issue possible à cette situation est paradoxale : le sujet assure sa survie psychique en se coupant de sa subjectivité, ou plus exactement, il se coupe d’une expérience éprouvée mais qui n’a pas pu être représentée comme expérience du Moi. Ceci ne fait bien entendu pas disparaître l’expérience traumatique, du moins pour la subjectivité inconsciente qui en conserve les traces. Ces traces sont « au-delà du principe de plaisir » et sont soumises à la contrainte de répétition et régulièrement réactivées sous la poussée de celle-ci.

19 Sur la plan psychodynamique, cette modélisation nous permet de comprendre l’installation du « syndrome d’exclusion » à partir de l’expérience subjective de la précarité psychique. Il répondrait à la faillite de l’environnement à apporter une réponse adéquate face à un état de détresse qui perdure au-delà du supportable et dégénère alors vers un état d’agonie psychique. Celle-ci entraîne le désespoir existentiel et la honte d’être, deux des symptômes qui, avec l’inhibition, constituent la triade de l’exclusion décrite par Jean Maisondieu (1997).Ces états traumatiques primaires sont à la base de souffrances identitaires-narcissiques chez le sujet exclu. Ces souffrances ne relèvent pas d’une organisation structurale comme le sont les pathologies du narcissisme mais tiennent leur spécificité dans le processus de clivage paradoxal du Moi qui est mis en œuvre pour faire face à cette situation extrême de la subjectivité.

20 Roussillon insiste sur le fait que le clivage du Moi ne suffit pas. Le clivé tend à faire retour et dans la mesure où il n’est pas de nature représentative, c’est en acte qu’il risque de reproduire ses effets et menace de reproduire le traumatisme lui-même. Cette remarque pourrait expliquer la puissance mortifère de l’exclusion qui serait telle que le sujet exclu devient son propre bourreau en recréant inconsciemment les conditions toujours renouvelées de sa propre exclusion. Il va donc falloir répéter le traumatisme dans un au-delà du principe de plaisir et/ou organiser des défenses contre le retour de l’état traumatique antérieur. Parmi ces défenses, nous pouvons d’abord identifier l’aliénation. Cette première modalité est celle définie par Roussillon comme une tentative de retour au temps X+Y, dans lequel un pacte narcissique aliénant peut encore se nouer avec l’objet. Plutôt que d’être confronté à la terreur sans nom de l’état d’agonie, le sujet, pour maintenir ou constituer un lien avec l’objet, accepte de passer par les conditions de l’aliénation. Il accepte de s’amputer d’une partie de lui-même qui reste en souffrance. Sur cette base, une certaine symbolisation peut se développer mais l’expérience traumatique primaire reste généralement clivée des processus intégrateurs. De ces formes de régression du lien contractuel vers d’autres formations d’alliances pathologiques naissent, toujours selon Roussillon, toute une série de pathologies du narcissisme, à la base des organisations en faux-self. La clinique de la précarité témoigne de cette possible aliénation du sujet exclu à cette identité négative. Elle répondrait à la tentative d’accrochage désespéré à une identité substitutive, aussi aliénante et narcissiquement dévalorisante soit-elle, plutôt que l’anomie. Certains échecs répétés dans les processus d’insertion pourraient être pensés comme relevant de l’impossibilité pour le sujet de faire le deuil de cette identité faux-self.

21Le sujet n’aurait en plus pas l’énergie nécessaire à l’élaboration de la perte. Il faut souligner que si le clivage implique nécessairement un manque à être, cette défense tend aussi à appauvrir le Moi en mobilisant toute une partie de la psyché pour tenter de faire face au retour du clivé et pour opérer les contre-investissements dés lors indispensables. L’appauvrissement du Moi est toujours plus ou moins présent dans ces situations. Il l’est d’autant plus qu’est utilisée une autre défense cernée par Roussillon, la neutralisation énergétique. Celle-ci sert, comme son nom l’indique, à neutraliser le retour du clivé par une organisation de l’ensemble de la vie psychique destinée à restreindre au maximum les investissements d’objets qui risque de réactiver la zone traumatique primaire et le manque dégénératif qui l’a accompagnée. Le tableau clinique qui en résulte se rapproche des dépressions froides et du fonctionnement opératoire. Cette défense trouve un large écho dans la clinique des sujets SDF et renvoie également à une certaine anesthésie pulsionnelle rencontrée chez les sujets en situation de précarité.

22 Les problèmes réels relevant de la satisfaction des besoins fondamentaux revêtent une importance extrême chez l’individu précaire ou exclu. Ils tendent souvent à accaparer tout l’espace psychique. L’éprouvé, le désir, l’historicité du sujet seraient sans valeur pour eux-mêmes. La parole apparaît comme réduite et limitée au registre du besoin. On pourrait évoquer ici le glissement vers une logique de survie dans la mesure où l’ensemble des fonctions psychiques s’organisent autour de la recherche des sécurités de base fondamentales : un emploi, un logement, un revenu… L’attention portée aux problèmes concrets et actuels aurait pour bénéfice de faire écran à la pensée, aux attentes objectales, de faire barrage aux représentations et aux affects douloureux. La pensée deviendrait opératoire, fixée sur les démarches à effectuer, au détriment de l’expression de l’imaginaire et de l’attention portée à l’univers interne. Certains auteurs, et notamment Patrick Declerck, ont également mis en évidence chez les clochards un processus de désocialisation c’est-à-dire « un ensemble de comportements et des mécanismes psychiques par lesquels le sujet se détourne du réel et de ses vicissitudes pour chercher une satisfaction, ou – a minima – un apaisement dans un aménagement du pire. » (Declerck, 2001, p.294). Mannoni (2000), dans son ouvrage « La Malchance sociale » parle lui de « stratégies de catastrophes » et de conduites « abdictives » chez l’exclu. Ces conduites de retrait, d’effacement ou de détournement du social peuvent être complétées par des conduites addictives. Dans la même veine, Furtos (1999) parle d’un processus d’auto-exclusion qui pousserait paradoxalement l’exclu à s’exclure de lui-même et de tout lien avec l’objet pour s’empêcher de souffrir. Cette défense est intimement corrélée à l’exclusion qui la précède logiquement. Cette défense paradoxale, repérée par Furtos, combine ainsi clivage et neutralisation énergétique. Il précise que l’exclusion peut être ou non précédée par une phase de vulnérabilité et qu’elle n’est pas spécifiquement liée à un contexte préalable de précarité. L’auto-exclusion constituerait cependant la voie finale commune de tout processus d’exclusion « en tant qu’un être humain peut ne plus être et/ou ne plus se sentir reconnu comme tel dans un nombre de situations extrêmes : précarité sociale, maladie à valence excluante, situation de guerre » (Furtos, 1999, p. 115). Cette remarque, ainsi que nos propres observations relevant de la clinique des SDF (Lefèbvre A., Strosberg C., Vandecasteele I., 2003) tendent à confirmer que l’étiologie de l’exclusion sociale est plurifactorielle. Elle trouve généralement ses causes dans la précarité mais ce n’est pas toujours le cas.

23 Le processus d’exclusion obéirait à un double processus opératoire, psychodynamiques et sociodynamiques, liés par une causalité circulaire et se renforçant l’un l’autre. Une tentative de compréhension dynamique du processus d’exclusion et des mécanismes qui fragilisent le sujet en tant qu’être social, pouvant le conduire à une dérive dominée par la répétition de l’échec, doit prendre en compte ces deux processus opératoires. Le premier processus (sociodynamique) est à considérer dans les formes actuelles du malaise dans la civilisation. Les cadres sociopolitiques favoriseraient le processus de désaffiliation et l’émergence de situation d’exclusion, et façonneraient en partie leur configuration. Le deuxième processus (psychodynamique), ou auto-exclusion, s’inscrit dans des mécanismes internes au moi et peut être compris à travers le modèle du traumatisme primaire. La faillite de l’environnement à assurer la continuité et l’intégrité du soi entraîne un état d’agonie primitive qui requiert la mise en place de défenses paradoxales (clivage, aliénation, la neutralisation énergétique) érigées pour faire face à l’hémorragie narcissique-identitaire potentiellement engendrée par l’exclusion.Ces défenses paradoxales permettent la survie psychique mais alimentent le processus d’exclusion par une auto-exclusion du sujet. La gravité des troubles pathologiques du lien, associés à la précarité sociale et à l’exclusion d’un ou de plusieurs groupes sociaux d’appartenance, est dépendante, elle aussi, d’une double logique opératoire. L’une est contextuelle ou situationnelle, l’autre biographique. Nous avons déjà souligné que la précarité peut avoir, au détour des trajectoires personnelles et des bagages individuels, des conséquences plus ou mois graves sur le plan psychique. La présence de traumatisme précoce chez les SDF, les ruptures affectives et familiales, le parcours de socialisation durant l’enfance, … sont autant de variables bibliographiques qui peuvent amplifier la gravité des troubles engendrés par la précarité.

… de la précarité psychique comme souffrance du et dans le lien

24 En deçà de ces situations extrêmes, voyons en quoi la précarité peut être à l’origine de troubles psychologiques et de souffrances qui peuvent être comprises à travers le modèle de la psychopathologie des liens intersubjectifs. Pour rappel, « La psychopathologie du lien décrit et interprète des dysfonctionnements spécifiques et une souffrance qui peuvent et doivent être rapportés aux conditions du lien chez ses sujets constituants, et non pas à leurs seules caractéristiques individuelles. » (Kaës, 1996, p. 22). La psychopathologie du lien insiste aussi et surtout sur la prise en considération des formations spécifiques du lien, c’est-à-dire des alliances, des pactes et des contrats. Elle définit un champ de recherche qui tiendrait sa spécificité de l’étude des rapports des organisations intra-psychiques et des formations du lien intersubjectif, précisément au point de rencontre de leurs structures et des processus, là où se constitue le sujet de l’inconscient.

25Nous avons vu que les formes actuelles du « malaise dans la civilisation » prennent en partie leur source dans l’exclusion et l’approfondissement d’une réelle fracture sociale qui séparerait la population en deux catégories en fonction de l’accès ou non à des structures d’étayage professionnel et social. L’exclusion sociale procèderait avant tout d’un phénomène de clivage entre ceux qui font partie d’un nous et ceux qui en sont rejetés. Elle se traduirait d’un point de vue métapsychologique par la régression des formes contractuelles du lien social vers des rapports de force entre des groupes qui détiennent le pouvoir de définir les normes de la civilisation et de ses valeurs, et ceux qui les subissent (Kaës, 2001). Elle conduirait à des détériorations sociales mais aussi psychiques. En effet, quand l’inscription de l’individu dans la groupalité est menacée, c’est sa sécurité qui en jeu, la vie psychique ne peut en effet se déployer qu’à partir de cet étayage. Cette inscription s’effectue sur la base du contrat narcissique et du contrat de renoncement pulsionnel, doublés tous deux d’un pacte dénégatif. Ces fondements de la vie psychique sont le socle de la continuité des groupes et de la civilisation. Toute déliaison ou exclusion du groupe d’appartenance met en péril les termes du lien, du contrat et du pacte. Les impacts psychiques de la précarité relèveraient principalement de la désorganisation des contrats intersubjectifs qui soutiennent, comme nous l’avons dit, « l’espace où le Je peut advenir », désorganisation entraînant à la fois des troubles plus ou moins importants du lien de continuité, des liens intersubjectifs et de l’activité de liaison psychique.

26 Les troubles du lien de continuité correspondraient à la défaillance de la transmission de la vie psychique au niveau du contrat narcissique. La rupture avec le /les groupes d’appartenance par la perte des objets sociaux est aussi une remise en question du contrat narcissique entre le sujet et le groupe social. A quelle assignation symbolique le sujet précaire ou exclu est-il dés lors renvoyé ? La remise en question des repères identificatoires et la fragilisation narcissique qui en découle serait, selon nous, d’autant plus importante que le contrat narcissique et les repères identificatoires établis dans le groupe primaire sont eux-mêmes fragiles ou inconsistants. Ainsi, plus les repères identificatoires « actuels » sont menacés notamment par une exclusion de fait, plus les figures « historiques » jouent un rôle important. Inversement, plus les objets intériorisés sont fragiles, plus les repères sociaux sont appelés à jouer un rôle fondamental, notamment sur le déclenchement possible d’une « honte d’être ».

27 L’assignation tenace au statut des précaires ou exclus et les mises en échec répétées du travail de réinsertion, que l’on rencontre chez certains sujets en situation de précarité assistée, pourraient être lus comme une défense paradoxale contre l’hémorragie narcissique faisant suite à la perte de tout contrat narcissique convenable et à la radicale non-assignation à laquelle elle renvoie. Ce qui paraît primordial aux yeux de certains, c’est de pouvoir conserver les espaces relationnels que sont les services sociaux, et de s’accrocher à une identité de sauvetage comme celle de personne « exclue », « précaire » après le mouvement de désidentification qui s’est produit. La personne s’est construite une nouvelle identité de survie pour composer avec les états de privation qu’elle a traversés. La construction de cette nouvelle identité aliénante a coûté cher et le sujet ne saurait en faire le deuil sans se rappeler l’état de détresse originel. Les perspectives de retrouvailles de soi rappellent à la personne la douleur de sa perte, c’est le prix qu’elle a dû payer pour installer ses nouvelles défenses et qu’elle risque de devoir payer à nouveau si elle s’ouvre à nouveau à ses désirs. Notons que dans les meilleurs des cas, cette identité de substitution peut être un premier pas affiliatoire vers la réappropriation d’autres vecteurs identitaires. Ceci, à condition que la souffrance soit entendue et que le travailleur social puisse conscientiser l’effet pervers possible de son intervention, à savoir le risque que le cadre institutionnel et les liens qui s’y établissent maintiennent le sujet dans une identité de substitution.

28 Les troubles du lien de continuité pourraient également trouver leur source dans la fragilisation du contrat de renoncement à satisfaction directe des buts pulsionnels. La précarité est définie comme un état subjectif d’angoisse quant au futur qui peut potentiellement provoquer la perte de confiance en l’avenir et en la société. Dans une telle situation, le sujet peut ne plus savoir à quelle part de bonheur renoncer en vue de maintenir un minimum de sécurité. La rupture du contrat de renoncement à la satisfaction pulsionnelle et du pacte dénégatif se traduirait par une certaine intolérance à la frustration. Celle-ci se manifeste notamment dans la demande d’aide sociale très souvent exprimée dans l’urgence, alors que dans beaucoup de cas, les problèmes perdurent depuis longtemps. Sans nier l’urgence réelle de certaines situations, il s’agirait le plus souvent d’un sentiment d’urgence en lien avec un ressenti d’impuissance dans la réalité conjugué avec l’intolérance à la frustration et la toute-puissance imaginaire du narcissisme primaire. Il faut tout (un emploi, mais aussi un logement, un diplôme, une aide), tout de suite et tout le temps. Cette « mégalomanie » semble se renforcer au fur à mesure de sa déception. Si l’objet se dérobe, s’il ne se présente pas ou s’il n’apporte pas la satisfaction, l’anxiété augmente et le sentiment d’urgence croit jusqu’à s’éteindre. C’est le cas dans les situations les plus extrêmes de précarité, là, ce sont les intervenants sociaux ou éventuellement les proches qui ressentent l’urgence, le sujet étant lui comme coupé de sa subjectivité.

29À côté de cet élément symptomatique, on retrouve également une diminution, voire une absence, de contrôle pulsionnel. Le privilège donné à l’agir et les conduites antisociales ou à risques, adoptées chez certains sujets, témoignent de souffrances narcissiques qui se développent dans ces conditions.

30 Envisageons maintenant les troubles dans le lien intersubjectif. L’exclusion, par le clivage qu’elle induit, entraînerait des troubles de l’identité et des repères identificatoires. La rupture du contrat narcissique entre le sujet et le socius serait corrélative d’une identification groupale qui ne pourrait s’établir qu’à travers la dévalorisation ou la survalorisation de toute altérité externe. La dévalorisation narcissique et le rejet de l’identité et de l’altérité interne qui en découle, profiteraient à l’anomie et à la déstructuration psychologique. Ceci aurait alors des conséquences directes sur les relations intersubjectives. La clinique de la précarité en témoigne par les difficultés à être en lien, par le primat de la relation abandonnique et les failles dans la constitution d’une altérité interne subjectivée. Ceci se traduit notamment, sur les lieux du travail social d’insertion, par un double mouvement paradoxal du sujet qui consiste d’une part à vouloir être en lien, à vouloir consciemment s’insérer dans un tissu socioprofessionnel, et d’autre part à vouloir se protéger à tout prix de tout désir (et par là de toute conflictualité) et de tout investissement d’objet. Dans la relation d’aide, nous sommes dés lors très souvent confrontés à des rendez-vous manqués, à des attaques du cadre et des contrats de formation, à des retards non prévus ou des absences répétées chez des sujets qui, par ailleurs, investissent fortement le dispositif institutionnel. La difficulté à s’inscrire dans la continuité d’un processus formatif, le manque de ponctualité et de régularité de ces sujets dans les dispositifs groupaux ou individuels peuvent bien entendu être expliqués par une déstructuration temporelle lié aux effets d’un chômage de longue durée ou plus généralement de la précarité. Mais ces agirs répétés nous semblent beaucoup plus largement témoigner de la crainte d’un effondrement narcissique que vient réactiver et révéler chez eux la scène de l’insertion. Leur « parcours d’exclusion » les a en effet confrontés aux déceptions et à la violence du rejet dans les liens aux autres, qui laissent en friche leur propre narcissisme. L’appauvrissement ou l’absence d’inscriptions groupales se corrèle avec le manque d’un contrat narcissique convenable et fait vaciller les repères identificatoires. Le sujet semble pris dans un cercle vicieux où la pauvreté des dynamiques intersubjectives et/ou leur nature essentiellement aliénante à travers l’assignation à une identité négative alimentent l’exclusion du sujet, qui tend à s’exclure lui-même des liens avec les autres. La recherche d’un emploi et le lien établi avec le conseiller vient remobiliser le sujet dans la confrontation à son manque. Tout se passe comme si le rapproché dans le lien réactivait les scénarii de détresse abandonnique. Ces sujets peuvent ainsi avoir beaucoup de mal à avoir confiance en l’autre et à s’investir dans une nouvelle relation. L’instauration d’un lien les confronte à leur propre perte à travers le manque de l’autre. Au fil des apparitions-disparitions des usagers, ce sont les sentiments liés à la séparation, à l’absence, que les sujets testent en eux comme en nous, en même temps qu’ils s’assurent de notre permanence et de notre constance (Demetriades, C., 2004). Le cadre et l’intervenant doivent alors prendre une fonction médium-malléable, qui consiste à pouvoir recevoir la destructivité et la violence agie dans le lien et à y survivre. Dans l’alternance présence/absence, peut alors s’élaborer une première ébauche de permanence dans le lien. Il paraît toutefois important de noter la prégnance de la relation abandonnique, dans la mesure où la précarité aura porté sur les deux versants professionnel et relationnel de la vie du sujet.

31 Les troubles de l’activité de liaison, potentiellement engendrés par la précarité, atteignent eux le processus représentationnel, la symbolisation et la construction de sens. Abdel-Daïm (2000) parle à ce sujet de rétrécissement des espaces transitionnels chez les sujets en situation de précarité. Il les réfère à la moindre possibilité chez ces sujets de s’appuyer sur des objets culturels pour donner corps à des ressentis subjectifs. La précarité, surtout lorsqu’elle touche différentes sphères de la vie sociale, semble entraver la possibilité de traduire l’univers pulsionnel. Privées d’accès à diverses structures sociales, ces personnes se retrouvent également privées d’expériences génératrices de stimulations sensorielles et peuvent dés lors être traversées par des éprouvés innommables, qui les enferment ou les débordent. En effet, quand les éprouvés ne trouvent plus des espaces d’expression et de ressourcement, le sujet perd de sa capacité à les nommer et à les représenter, mais il risque surtout de sacrifier ces éprouvés dans ce qu’ils ont de plus personnel. La souffrance est alors comme mise en suspend. Le préconscient se contracte et laisse le vide environnant envahir l’univers interne. Parallèlement, dans la mesure où les éprouvés ne trouvent pas d’écho, ils se transforment en une tension diffuse, une énergie envahissante, une anxiété primitive, qui n’est pas reconnue comme telle par le sujet. La faille symbolique qu’entraîne ou accentue la précarité se manifeste par la primauté donnée à l’agir et à l’action et par une difficulté à représenter, à construire du sens et à interpréter. Elle peut bien entendu aussi se traduire par des passages à l’acte ou par le recours aux conduites addictives. On peut saisir combien la précarité peut déterminer le devenir du sujet et entraver le traitement psychique du lien Moi/environnement, du plus archaïque au plus élaboré. Elle est à l’origine et accentue des souffrances narcissiques identitaires qui risquent de plonger le sujet dans un processus irréversible d’engagement dans la marginalisation et la déviance, processus qui paradoxalement enclenche une spirale accélérante de plus de rejet sociale et de plus de précarité.

… d’une pratique clinique sur les lieux du travail social

32 Le travail social a des implications relationnelles, affectives, identificatoires et identitaires, même si l’objectif affiché est celui de l’insertion socioprofessionnelle. Toutes ces dimensions sont au cœur de la relation entre le sujet en demande d’aide et le professionnel, sans que cela se fasse forcément de façon consciente. Toute demande sociale s’inscrit dans une problématique personnelle, qui est opérante et nécessite d’être repérées et comprises. Dans les situations de précarité sociale, les gens peuvent être atteint dans leur identité, dans leur capacité à être en lien, à construire du sens et à représenter. Le repérage et la prise en compte de cette souffrance sociale dans le travail social d’insertion, ainsi que les modalités pratiques de l’aide et du suivi des personnes en détresse, constituent de ce fait l’un des enjeux fondamentaux de la sphère de l’insertion socioprofessionnelle, mais aussi du champ psycho-médico-social dans sa globalité. L’oblitération de cette souffrance risque en effet de déboucher sur des conduites d’échec, de fuite, de rejet ou de protestation du sujet, incompréhensibles si le travail d’insertion ne prend en compte que la réalité matérielle en ignorant la réalité psychique.

33Ceci souligne toute l’importance d’une pratique clinique dans ces lieux « tampons » que sont notamment les missions locales. Sans vouloir transformer la fonction pragmatique du travail d’insertion et de la formation professionnelle, il est nécessaire d’être attentif aux enjeux psychiques qui risquent de se cristalliser par la répétition de rencontres qui, trop souvent, accélèrent et confirment le ressenti chez ces sujets d’un effondrement narcissique associé à une perte d’identité sociale. Penser une clinique de la précarité et de l’exclusion implique, sans nul doute, de dépasser la notion d’inadaptation renvoyant à la conception de handicap social ou de maladie sociale. Mais elle exige d’admettre que le délitement du lien social et la détérioration de la vie psychique vont de pair. Si souffrance psychique et détresse sociale se rejoignent globalement, il convient alors de réfléchir aux enjeux subjectifs et intersubjectifs du travail social et d’insertion socioprofessionnelle et ce, sans le déqualifier de ses objectifs propres et sans tomber dans la dérive de psychologiser les problèmes sociaux ou de sociologiser les problèmes psychiques.

34 Comme le souligne Lazarus (2000), la précarité ne saurait se réduire à une seule donnée psychologique ou psycho-médicale, aussi pertinente soit-elle. La souffrance sociale doit évidemment être étudiée et prise en charge mais elle ne doit pas nous dispenser de nous interroger sur le glissement conceptuel opéré depuis quelques années. Si la pauvreté renvoie à une lecture politique de l’organisation du corps social (en terme de lutte de classe et de revendications politiques), les notions de précarité et d’exclusion ont tendance à construire un modèle qui considère avant tout le corps social comme « souffrant », à l’instar d’un corps humain malade qu’il convient de soigner. Le risque encouru est d’arriver à ne plus considérer la précarité comme relevant des inégalités de classe et d’éluder une certaine remise en cause de l’organisation du corps social.

35C’est sûrement aux marges des pratiques cliniques que la clinique peut assumer au mieux sa part d’engagement réellement social dans la capacité qu’elle a d’écouter et d’entendre, au-delà des comportements et des mots, le sens de la détresse humaine tout en restant garante d’un cadre de réalité qui assume la confrontation aux idéalités et aux valeurs d’un système groupal indispensable au développement harmonieux de toute personne. C’est ce que notre réflexion et notre analyse voulaient modestement souligner.

Comment expliquer la fragilisation du lien social ?

la fragilisation du lien social s'explique par les transformation du travail..
qui ne joue plus entièrement son rôle..
D'autres facteurs participent aussi à cette fragilisation du lien social..

Quels sont les facteurs de fragilisation des liens sociaux ?

Le délitement du lien social est lié à de multiples facteurs..
La montée du chômage et de la précarité remet en cause le lien social. ... .
L'instabilité familiale peut engendrer un affaiblissement du lien social. ... .
La spirale de la pauvreté remet en cause le lien social. ... .
Développement d'une ségrégation sociale et spatiale..

Qu'est

Il y a l'éloignement géographique des siens, l'éclatement des familles, la retraite, la perte d'êtres proches… » À cela s'ajoutent des questions de santé, voire la perte d'autonomie, deux facteurs aggravants. « Lorsqu'un des réseaux de sociabilité casse, cela fragilise l'ensemble. »

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