La précarisation croissante des emplois fragilise le rôle intégrateur du travail.

Résumés

Regardées sous l’angle du chômage de masse et de la précarisation croissante de l’emploi, les transformations contemporaines du travail salarié interrogent le rôle auparavant central que celui-ci occupait dans les processus d’intégration sociale. Si les individus dépourvus d’emploi ou occupant un emploi non sécurisé sont, de ce fait, de moins en moins socialisés et protégés par le travail salarié, est-ce à dire pour autant qu’ils incarnent la figure du désaffilié, de celui qui cumule les déficits d’intégration ? À partir du décentrage que nous offre la société réunionnaise qui détient à l’échelle nationale les taux records de chômage et de population couverte par le revenu minimum d’insertion, cet article se propose de décrire et d’analyser comment se construisent, dans le cadre d’une société protectrice et d’un marché du travail de plus en plus flexible, de nouveaux modes d’intégration en dehors et en dérivation du salariat.

Against a background of mass unemployment and the increasing precariousness of employment, the current changes in the labour market demand that we examine the previously central role of paid employment in social integration. If the individual now deprived of employment or having a temporary contract is by dint of this fact less included in society or is less secure by not having a permanent salary, is it to say that he embodies the face of the de-affiliated, of those who miss out on social benefits? Taking the example of the Reunion Island which has the highest level of unemployment and population covered by the minimum income (RMI: Revenu Minimum d’Insertion) in the country, this article endeavours to explain and understand how, in the context of a protective society and increasingly flexible employment market, new methods of social integration without and resulting from paid employment are being formed.

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Entrées d’index

Mots-clés :

Travail, Emploi salarié, Chômage, Précarité, Revenu minimum d’insertion, Solidarités informelles, Intégration sociale, Désaffiliation, Ré-affiliations, Île de La Réunion, France métropolitaine, Prix du jeune auteur

Keywords:

Work, Paid Employment, Unemployment, Precariousness, Minimum Income, Informal Solidarities, Social Integration, De-affiliation, Re-affiliations, Reunion Island, Metropolitan France

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Texte intégral

1. Introduction

  • 1 Je remercie Sabine Erbès-Seguin, Francis Bailleau et Michel Messu pour les différentes remarques qu (...)
  • 2 Selon la définition de la Cnaf (Caisse nationale des allocations familiales), les personnes couvert (...)

1Partant d’une enquête sur les effets sociaux du revenu minimum d’insertion (RMI) à La Réunion, cet article1 se propose d’apporter quelques éclairages quant aux transformations de l’emploi et du rapport à l’emploi en France. Avec environ 33 % de chômage et 26 % de la population couverte2 par le RMI, ce département d’Outre-Mer (DOM) français offre en effet un excellent décentrage pour penser et interroger les limites de l’intégration par le travail à l’heure des profondes transformations que connaissent, de nos jours, les sociétés salariales. Qu’elles soient analysées sous l’angle de la précarisation de l’emploi avec le retour, en France et en Europe, d’une certaine pauvreté laborieuse ou encore sous l’angle du chômage de longue durée décrit, selon les auteurs, au travers des notions d’exclusion (Paugam, 1996), de désocialisation (Dubar, 1996) ou de désaffiliation (Castel, 1991), les transformations du travail et des conditions d’échange du travail figurent parmi les objets sociologiques les plus étudiés de nos jours. Au cœur de ces transformations, c’est avant tout la question sociale de l’intégration des travailleurs qui est posée. Avec pour figure emblématique le CDI (contrat à durée indéterminée) exercé à plein temps et assorti de différentes garanties liées au droit social et du travail, le travail salarié a été en France entre 1950 et 1980 le pilier de l’intégration et de la protection durables des individus (Castel, 1995). De ce point de vue, la croissance du chômage et le développement de formes d’emploi de plus en plus flexibles ne pouvaient que remettre en question ce modèle d’intégration, et produire par conséquent un processus plus global de désaffiliation, c’est-à-dire de dissociation du lien social.

  • 3 Le modèle de l’intégration salariale construit autour du CDI est non seulement un modèle historique (...)

2C’est précisément sur cette lecture des mutations de la société salariale que nous souhaitons revenir ici en insistant pour notre part sur les transformations conjointes de l’emploi salarié et des modes d’intégration, lesquels se recomposent à partir des nouvelles formes et des nouvelles règles d’échange du travail. En adoptant une lecture dynamique de la société salariale et des changements qui s’y produisent (précarisation de l’emploi et du travail, sous-emploi, développement de l’alternance entre travail et non-travail, travail au noir…), nous souhaitons rendre compte de la complexité des modes d’intégration qui sont aujourd’hui à l’œuvre dans la société française et montrer combien la désaffiliation, bien qu’elle soit effective dans un certain nombre de cas, ne couvre pas, loin de là, l’ensemble des trajectoires individuelles caractérisées par une faible intégration salariale. Pour entrevoir cette complexité, il faut d’abord cesser de se référer constamment au modèle du CDI au risque sinon de ne pas percevoir ce qui relève de la transformation structurelle du salariat bien plus que d’un hypothétique dysfonctionnement. Les travaux d’Olivier Marchand et Claude Thélot sur l’évolution du travail en France au cours des deux siècles derniers sont très éclairants sur ce point (Marchand et Thélot, 1997). Ils montrent en effet combien le modèle de l’intégration salariale construit autour du CDI et du plein-emploi est beaucoup plus une parenthèse dans l’histoire — correspondant à la période des Trente Glorieuses (1946–1973) — qu’un modèle social et économique fortement ancré et aujourd’hui fragilisé. « Autrement dit : n’était-ce pas sur la base de dispositions sociales historiquement datées, et donc de malentendus féconds mais temporaires que le plein-emploi avait pu être visé et obtenu ? Et les savoirs peu à peu constitués sur le travail et l’emploi, dans leurs spécialisations et leurs approfondissements, ne sont-ils pas eux-mêmes dépendants des particularités de cette histoire ? » (Gazier, 1994, p. 5). Bien que le caractère exceptionnel de ce modèle d’intégration ait été démontré, les représentations communes de la société salariale s’y réfèrent encore largement. La manière même dont sont nommés tous les emplois qui ne sont pas des CDI témoigne assez bien de nos difficultés de sortir des représentations héritées des Trente Glorieuses : on parle à leur sujet d’emplois « atypiques » alors que ces formes d’emploi sont celles qui se créent en très grande majorité depuis bientôt 20 ans. Plutôt que de parler d’effritement de la société salariale, nous insisterons donc pour notre part sur la transformation constante et la croissance du salariat. Transformation constante dans la mesure où le CDI et le plein emploi correspondent ni plus ni moins à un certain stade de développement du salariat en France et en Europe3. Croissance du salariat ensuite puisque celui-ci, malgré l’affaiblissement de la norme de travail constituée jusqu’alors par le CDI à plein temps, continue de progresser : 49 % de la population active était salariée en 1931 contre 82 % en 1975 et plus de 91 % en 2003.

  • 4 La prise en compte des conditions de travail dans l’étude du rapport qu’entretiennent les salariés (...)

3En mettant l’accent sur, d’un côté, la croissance, la diversification et la segmentation du salariat puis, de l’autre, sur son incapacité à assurer pleinement la solidarité organique de la société, nous souhaitons ainsi dépasser l’image d’un modèle unique de socialisation par le travail et attirer l’attention sur la multiplication des modèles et des niveaux d’intégration, et en particulier ceux qui se créent en dehors et en dérivation du salariat. L’intérêt de cet article n’est pas pour autant de remettre en question le caractère encore majeur sinon dominant de l’intégration par le travail (salarié, indépendant, bénévole…) en France et plus largement en Europe. Il s’agit plutôt d’observer et, partant, de reconnaître les mécanismes par lesquels se crée l’intégration économique et sociale d’une partie croissante de la population, celle qui est précisément la plus touchée par les transformations du salariat. La question qui alimente notre réflexion est la suivante : quand l’intégration salariale est lacunaire, cela se traduit-il mécaniquement par un processus de désaffiliation comme l’a suggéré Robert Castel ou bien ne faut-il pas considérer également des processus d’intégration alternatifs qui se construisent certes dans un contexte contraignant du fait du chômage et de la précarisation de l’emploi, mais selon des stratégies individuelles actives ? Face à un marché du travail qui leur réserve les emplois les moins sécurisés (travail à temps partiel et à durée déterminée, rémunération minimale, faibles garanties…) voire les moins valorisants (postes d’exécution, mauvaises conditions de travail4…), certains individus ne sont-ils pas amenés en effet à « inventer » et à aménager d’autres modes d’intégration en mobilisant pour cela les différentes ressources auxquelles ils peuvent avoir accès, qu’il s’agisse de revenus du travail non déclarés, de transferts privés ou, ce qui est beaucoup plus courant car relevant du droit commun, de revenus sociaux ? En quoi, pour le dire autrement, les transformations de l’emploi et du travail conduisent-elles certains chômeurs et autres salariés précaires à modifier profondément leur rapport à l’emploi et à substituer à l’intégration par le travail salarié de nouvelles formes d’intégration économique ?

4Un des enseignements majeurs tirés de l’enquête réalisée à La Réunion, et dont nous pensons pouvoir trouver de nombreux échos en métropole à travers notamment l’analyse des trappes d’inactivité et de la précarité salariale, renvoie justement au lien qui se crée, dans une société relativement protectrice telle que la France, entre les transformations de l’emploi et l’émergence de nouveaux rapports à l’emploi. Le refus de certains allocataires du RMI d’occuper l’emploi auquel ils peuvent prétendre montre combien le statut de l’emploi et la condition du travailleur sont extrêmement importants à connaître si l’on veut bien comprendre l’alternative que représente, face au modèle fragilisé de l’intégration salariale, l’affiliation à la fois à un État social qui procure des revenus sociaux puis, selon les cas, à un réseau familial, amical et/ou territorial qui assure la protection et davantage encore la socialisation de ses membres. En un sens, le RMI a incontestablement joué son rôle de revenu minimum d’insertion à La Réunion, mais selon un scénario que n’avait pas envisagé le législateur. En effet, l’insertion ne s’est pas tant opérée par le travail que par une redéfinition de la place du travail dans la société.

5Après avoir présenté dans un premier temps les conditions d’émergence du salariat et du chômage à La Réunion, nous montrerons ainsi comment de nouveaux modes d’intégration (ou ré-affiliations) se sont construits autour des transferts publics et d’une certaine forme d’échange du travail qui a peu à voir avec le modèle de l’intégration salariale. Nous insisterons particulièrement sur l’évolution, sous l’effet du RMI, de la valeur d’échange du travail. Parce que toute une partie de la population créole n’a jamais eu accès à l’emploi salarié et, partant, aux protections associées, le travail — aussi ingrat soit-il (et les exemples ne manquent pas dans ces anciennes sociétés de plantation) — a longtemps été le seul et unique moyen de survie économique des individus et de leurs groupes d’appartenance. Depuis que le chômage est protégé, le travail et en particulier le travail précaire a désormais un coût. Sa valeur d’échange est aujourd’hui indexée sur le niveau de l’indemnisation du chômage et de l’inactivité.

6Parce qu’elle puise une grande partie de ses principes explicatifs dans la mise en valeur des insuffisances que comporte, hier comme aujourd’hui, le modèle de l’intégration salariale, la sociologie des ré-affiliations construite à partir de l’exemple réunionnais nous conduira ainsi à poser cette même question de l’intégration des « surnuméraires » et autres précaires de la société salariale pour le cas de la France métropolitaine cette fois-ci. C’est en observant les logiques croissantes de flexibilité du travail qui affectent en premier lieu les individus souvent peu qualifiés, « abonnés » aux emplois temporaires, aux contrats aidés et autres mesures d’insertion que nous serons alors en mesure de mieux comprendre certaines stratégies déployées, bon gré mal gré, à partir de l’usage des revenus sociaux, des transferts privés ou encore des revenus tirés d’une activité non déclarée.

2. L’intégration dans une société « semi-salariale » : un éclairage à partir de l’exemple réunionnais

2.1. D’une société rurale à une société « semi-salariale » ou le développement inachevé de La Réunion

  • 5 Le taux de 13 % date précisément de 1967, première année de mesure du chômage à La Réunion. Le taux (...)

7Longtemps société rurale dominée par une économie de plantation, La Réunion est devenue en quelques décennies seulement, sous l’effet notamment de la mise en place de nombreux équipements publics (écoles, hôpitaux, électrification, etc.) et de services administratifs liés à la départementalisation votée en 1946, une société « développée » dominée à 80 % par les emplois du tertiaire. Nous parlons de société développée entre guillemets, tout comme Jean Benoist parlait pour sa part de société « pseudo-industrielle » (Benoist, 1976), pour deux raisons essentielles. En premier lieu, le passage d’une économie pré-capitaliste à une économie moderne n’a pas été assuré ici par une industrialisation massive mais plutôt par les transferts et les salaires publics. Ensuite, La Réunion a connu simultanément le déclin de sa société rurale, le développement du salariat et l’avènement d’un chômage de masse dont les paysans, colons et journaliers agricoles, parce qu’ils ne seront pas qualifiés pour occuper les emplois du tertiaire, seront les premiers « à faire les frais ». En l’espace de 40 ans, de 1960 à 2000 exactement, la proportion de travailleurs agricoles dans la population active est passée de 43 à 6 %, celle des travailleurs salariés de 70 à 89 %, tandis que le taux de chômage est passé pour sa part d’environ 13 à 42 %5. Outre le déclin des emplois agricoles, la pression démographique que connaît l’île depuis un demi-siècle explique à son tour le niveau élevé et, pour l’heure, incompressible du chômage.

  • 6 Comme le disent si bien les créoles eux-mêmes, « le travail au noir, ça n’existait pas ça avant », (...)

8La notion de société « semi-salariale » utilisée ici ne se réduit cependant pas à l’existence d’un chômage de masse qui a pour effet d’exclure toute une partie de la population créole de la condition salariale. Il importe également de se pencher plus avant sur la nature des emplois salariés qui se sont développés dans l’île, et en particulier sur les formes les plus précaires de ces emplois. On relève principalement deux facteurs qui ont présidé au développement concomitant du salariat et de l’emploi précaire à La Réunion. Tout d’abord, parce qu’elle aura mobilisé toute une masse d’ouvriers agricoles seulement deux fois l’an lors des campagnes sucrières, la culture de la canne à sucre a créé en grande partie de l’emploi salarié saisonnier, autrement dit du sous-emploi. Plus récemment, la mise en œuvre des politiques d’insertion a encouragé à son tour le développement des CDD (contrats à durée déterminée) ainsi que le travail à temps partiel. Les emplois dits « atypiques » (CDD, temps partiel, contrats aidés, contrats d’intérimaires, apprentissage, stages rémunérés) ont ainsi représenté 83 % des créations d’emplois entre 1990 et 1999. À eux seuls, les contrats aidés permettent aujourd’hui à plus de 50 000 personnes par an d’accéder à l’emploi salarié, soit environ un quart de la population active occupée et un tiers des salariés. Ajoutons enfin, pour avoir une vue complète du marché local du travail et de la place relative qu’y occupe l’emploi salarié, le rôle encore aujourd’hui important que semble jouer le recours aux activités non déclarées (Parain, 1996), vestige de l’économie traditionnelle et rurale fondée sur des rapports lignagers et amicaux6.

9C’est donc dans un contexte de société au développement inachevé, dans laquelle les modes d’échange du travail n’ont pas permis à toute une partie de la population de conquérir statut et droits sociaux, que la question des effets sociaux des transferts publics en général, et du RMI en particulier, doit être traitée à La Réunion. Posée en ces termes, cette question nous permet alors d’entrevoir les ré-affiliations qui se sont produites sous l’action du RMI, c’est-à-dire la construction et l’aménagement de modes d’intégration pluriels autour des revenus du travail (déclarés et/ou non déclarés) et des revenus de transfert (publics d’abord, mais également privés).

2.2. Une sociologie des ré-affiliations. La recomposition de la société réunionnaise autour du travail et des revenus de transfert

  • 7 Pour rappel car la littérature sociologique est sur ce point abondante, le RMI a été créé en France (...)

10Pensé par et pour la métropole7, le RMI est une politique sociale qui, à première vue, ne pouvait que se heurter aux structures de la société réunionnaise. Les premières données communiquées lors de l’instauration de cette nouvelle prestation sociale seront d’ailleurs autant d’indices quant à son impact à l’échelle de la société dans son ensemble. Dès 1989, la CAF (Caisse d’allocations familiales) de La Réunion enregistre près de 88 000 demandes de RMI, soit la moitié des ménages de l’île. À la fin de cette même année, plus de 20 % de la population bénéficie de cette allocation, contre un peu plus de 3 % en métropole. Depuis, l’importance du RMI (et, pouvons-nous supposer, de ses effets) n’a pas faibli, bien au contraire puisque la Cnaf recensait en fin 2004 plus d’une famille sur quatre couverte par cette prestation.

11Si, à la lecture de ces quelques chiffres, on pressent bien que le RMI a joué un rôle important sinon majeur dans les mutations récentes de la société réunionnaise, c’est en nous appuyant plus précisément sur les enseignements d’une enquête ethnographique que nous avons été à même de qualifier la nature de ces changements. Réalisée entre 2001 et 2003 pour, au total, un an de présence sur le terrain, cette enquête a été menée auprès d’une cinquantaine de familles et environ 75 bénéficiaires du RMI. Les investigations se sont déroulées dans deux quartiers très différents afin de prendre en compte les deux formes contrastées de l’habitat contemporain réunionnais. Le premier correspond au quartier traditionnel, composé d’un habitat horizontal et dans lequel la population est sédentarisée de longue date. Le second est une cité HLM, composée essentiellement d’un habitat vertical et dans lequel sont recensés un nombre important de ménages isolés et de familles monoparentales. L’hypothèse centrale de notre étude était la suivante : au-delà de son action de lutte immédiate contre la pauvreté, le RMI a plus largement impulsé de profondes restructurations économiques et sociales dans la société créole. Concrètement, l’analyse des effets du RMI auprès de ses bénéficiaires a reposé sur la mise en tension de quatre types de ressources : les revenus sociaux, les revenus du travail légal, les revenus du travail non déclaré puis, enfin, les ressources monétaires et non monétaires issues des solidarités informelles. Pour chaque allocataire, pour chaque famille, nous avons cherché à décrire l’interaction et le nouvel agencement de ces différentes ressources sous l’effet a priori déterminant du RMI.

  • 8 Quelques chiffres de l’Insee permettent de bien prendre la mesure de ce souffle de protection au pr (...)

12Comme nous l’avons indiqué en introduction, le RMI a joué pleinement son rôle de revenu minimum d’insertion mais selon des logiques d’appropriation qui renvoient à la culture et à l’histoire du travail dans la société réunionnaise. Ce minimum social a permis en effet l’intégration d’un groupe social à la fois délaissé par l’économie rurale traditionnelle et exclu de la condition salariale dont seule une frange de la population est bénéficiaire. Il a été tout à la fois le moteur et le révélateur des mutations du rapport à l’emploi, des sources de revenus et des réseaux associés. En premier lieu, le volet « insertion » du RMI a conduit comme nous l’avons dit à la création de nombreux emplois aidés. Exercés le plus souvent à mi-temps et rémunérés au Smic, ces contrats sont les seuls emplois auxquels ont accès, de manière ponctuelle et plus ou moins équitable, les allocataires du RMI et autres chômeurs de longue durée. En résulte ainsi une des stratégies économiques essentielles observées ces dernières années, à savoir le recours quasi cyclique aux minima sociaux, aux emplois aidés et aux indemnités chômage. Par ailleurs, cette dimension cyclique n’est pas systématiquement vécue comme une situation précaire : « c’est une affaire qui roule » me dira un de mes interlocuteurs, ancien travailleur pauvre devenu avec le RMI un chômeur protégé, présentant de ce fait cette stratégie sous l’angle de la garantie de ressources là où d’autres ne verraient que de l’insécurité8.

  • 9 Ce qui a été observé dans l’économie de plantation le sera également dans certains milieux de l’art (...)

13Un autre élément est à prendre en compte dans les mutations du rapport à l’emploi : le RMI s’est tout simplement substitué aux revenus du travail antérieurs, en particulier pour les femmes et les hommes âgés de plus de 40 ans. Depuis qu’elles bénéficient du RMI ou de l’API (allocation parent isolé), nombreuses sont les femmes qui ont cessé de recourir à l’activité, déclarée ou non déclarée. Elles refusent d’occuper aujourd’hui les « emplois sous-payés » qu’elles occupaient hier : des gardes d’enfants et du ménage essentiellement. Ces femmes ont de ce fait un accès limité à l’emploi et un lien d’autant plus vital aux prestations sociales. Du côté des hommes, le refus du travail faiblement rémunéré et peu valorisant s’est manifesté en premier lieu à l’égard des activités liées à la culture de la canne à sucre (coupeurs et ouvriers d’usine principalement)9. Plus qu’une anecdote de conjoncture comme on a tendance parfois à les présenter, les pénuries de main-d’œuvre observées lors des campagnes sucrières de 1989 et de 1990 annonçaient très explicitement les effets structurels du RMI sur le rapport des hommes à l’emploi traditionnel que représente la coupe de la canne à sucre. Le RMI a permis de dire non à des activités mal rémunérées et à des conditions de travail éprouvantes qui, et c’est peut-être l’essentiel, renvoient à la violence historique des rapports sociaux et de production qui ont toujours prévalu au sein de cette société créole. En ce sens, le RMI a représenté pour beaucoup une véritable alternative historique au « travail de subsistance » et aux relations de dépendance dans lesquelles ce travail s’inscrivait.

  • 10 À l’instar de ces ménages (et davantage encore de ces cours réunionnaises, celles-ci ayant comme pa (...)

14Au final, quel que soit le rapport des individus à l’emploi et au regard de la faible emprise qu’ils ont sur sa distribution et davantage encore sur sa garantie, c’est essentiellement autour des revenus sociaux que se joue la nouvelle intégration économique d’une grande partie de la population créole. Pour autant, les nouvelles affiliations impulsées par le RMI n’ont pas remis en question les affiliations traditionnelles et privées : la famille d’abord puis, dans une moindre mesure, le groupe résidentiel. Ces sociabilités primaires se sont en effet plutôt ajustées voire renforcées au contact des transferts publics, prenant la forme tantôt d’échanges monétaires (dont font partie les activités non déclarées), tantôt d’échanges non monétaires de biens et de services : aide aux parents âgés et/ou handicapés, transmission immobilière, cohabitation10…

2.3. La Réunion : société à part ou laboratoire social ?

15La notion des ré-affiliations telle que nous l’avons construite ici est-elle réservée à une sociologie des mutations et de l’intégration dans la société réunionnaise ou bien peut-elle nous aider à comprendre, en France métropolitaine notamment, certaines logiques d’appropriation des dispositifs sociaux dans un contexte de profondes transformations du travail et de ses conditions d’échange ? Un des intérêts de cette notion, qu’il s’agit certes de discuter et d’éprouver dans un autre contexte que celui de La Réunion, réside selon nous dans son approche renouvelée des effets de la politique sociale métropolitaine. Nous avons adopté ici une approche résolument dynamique du dispositif — le RMI comme producteur de changements sociaux — là où en métropole, le RMI est couramment perçu comme un simple et seul révélateur des mutations de la société salariale et, surtout, comme un instrument totalement contre-productif sur le plan de l’intégration économique.

16Si la faiblesse du salariat et, à l’inverse, l’importance des revenus de transfert dans la société réunionnaise facilite la lecture que nous avons proposée autour de la notion des ré-affiliations, il nous semble cependant que cette grille interprétative peut éclairer certaines des mutations qui ont cours dans la société française, et en particulier la manière dont les laissés-pour-compte du salariat et, avec eux, les salariés précaires envisagent et construisent leur intégration à la société globale. Car, malgré les nombreuses différences que nous avons fait apparaître entre la métropole et La Réunion, il faut aussi reconnaître aujourd’hui leurs points communs, à savoir la croissance simultanée — sur fond d’État providence — du salariat, du chômage et de l’emploi précaire, ce qui interroge, toutes proportions gardées, la fonction intégrative du travail dans ces deux sociétés. Ce que nous retenons en particulier de nos travaux réalisés à La Réunion, c’est l’intérêt de mettre en tension les sociologies du travail et du non-travail. C’est en effet moins le refus de travailler que le refus de certaines conditions de travail, passées et présentes, qui explique pour beaucoup le lien durable au RMI et autres revenus de redistribution. Le fait que la société française compose de nos jours avec un chômage résiduel qui affecte en moyenne 10 % de la population active et qu’elle développe, en même temps, des formes d’emploi de moins en moins protectrices pose manifestement un certain nombre de questions relatives à l’intégration par le travail salarié. En particulier : en quoi les transformations de la société salariale amènent-elles les individus à modifier leur rapport à l’emploi, à commencer par les individus les plus exposés à ces transformations ?

3. Les effets des transformations de l’emploi sur le rapport à l’emploi : réflexions à partir de l’exemple français

3.1. De l’insécurité hors à l’insécurité dans l’emploi

  • 11 « Ainsi en 2001 — dernière année disponible à ce jour —, parmi les 3,6 millions de personnes en sit (...)

17On a longtemps associé la fragilisation de l’intégration par le travail salarié à la croissance quasi continue du chômage au cours de ces trois dernières décennies. De 500 000 chômeurs recensés au début des années 1970, la France en compte près de cinq fois plus 20 ans plus tard. On observe depuis cette époque un chômage résiduel avec malgré tout quelques fluctuations de conjoncture dues principalement à des politiques de l’emploi (création des emplois jeunes, réduction du temps de travail légal) et à une croissance soutenue de l’activité entre 1996 et 2001. Selon l’Insee, le nombre de chômeurs est ainsi passé de 2,3 millions en 1990 (soit 9,2 % de la population active) à 2,72 millions en 2004 (9,9 %), après avoir atteint les 3,2 millions en janvier 1997 (12,3 %). Si le chômage continue d’attirer l’attention d’un grand nombre d’observateurs, ce sont surtout la précarisation de l’emploi et, ce qui lui est en partie lié, la pauvreté laborieuse qui sont aujourd’hui les catégories d’analyse les plus mobilisées pour rendre compte de l’évolution de la société salariale française. « La France des travailleurs pauvres » titrait ainsi la revue L’économie politique dans son numéro du second trimestre 2005, soulignant au passage et contre bon nombre d’idées reçues combien le premier facteur de pauvreté en France n’était plus le chômage mais l’emploi précaire11. L’Insee indique en effet que les formes particulières d’emplois ont progressé de 62 % entre 1990 et 1999. Ces dernières représentaient en 2004 un peu plus de 13 % de l’ensemble des emplois salariés contre 7,7 % en 1990. En particulier, le nombre de salariés à temps partiel a plus que doublé en 14 ans : ils étaient 1,9 million en 1990, ils sont 4,1 millions en 2004. Parmi eux, 1,2 million sont en situation de sous-emploi, soit du temps partiel contraint. C’est précisément ce type d’emploi qui a favorisé l’accroissement des bas salaires et le retour d’une certaine pauvreté laborieuse en France (Concialdi, 2001) et plus largement en Europe (Supiot, 1999). En 2001, un salarié français rémunéré au Smic devait travailler au minimum 26 heures et demie par semaine pour dépasser le seuil de pauvreté fixé alors à 602 euros de revenu net mensuel. On le voit bien à travers ces données, le développement des emplois à temps partiel rémunérés sur la base du Smic a tout simplement remis en question le salaire minimum qui, à l’origine, était pensé comme un niveau minimal de rémunération mensuelle et non pas horaire.

18Le travail salarié ne protège donc plus systématiquement contre la pauvreté, ce qui a aussi pour effet de bousculer les représentations dominantes de la société salariale. Comme le souligne Tania Angeloff en se référant implicitement au modèle intégrateur du travail salarié et à son contrat emblématique le CDI, « pauvreté et travail semblent, de prime abord, deux concepts antithétiques. Si l’on est pauvre, c’est a priori que l’on n’a pas de travail ; si l’on travaille, c’est au moins pour sortir de la pauvreté » (Angeloff, 1999, p. 47). De nos jours, la réalité est tout autre. L’insécurité économique se manifeste aussi bien au sein du marché du travail avec le développement des emplois précaires et le retour des travailleurs pauvres qu’à sa périphérie avec le maintien d’un niveau élevé de chômage.

19Quel est, dans ce contexte de profondes transformations du salariat, le rôle joué par les politiques de l’emploi ? Quels sont les objectifs, les moyens mis en œuvre et les effets de ces politiques ? Il nous semble important de poser ces questions dans la mesure où les bénéficiaires des politiques d’insertion et les individus qui occupent en majorité les emplois précaires sont bien souvent les mêmes. Poser ces questions est aussi un premier pas dans notre démarche visant à interroger le rapport à l’emploi de ceux qui, avec l’appui ou non des institutions chargées de favoriser leur insertion professionnelle, ont peu de probabilités de trouver un emploi sécurisé.

3.2. La dualisation du marché du travail ou les effets paradoxaux des politiques d’insertion

  • 12 C’est un échec criant si l’on se réfère aux objectifs initialement affichés, à savoir l’insertion d (...)
  • 13 Créé dès le vote de la loi instaurant le RMI (1er décembre 1988), renforcé une première fois en déc (...)

20Lorsque l’on regarde le bilan de 15 années de politiques d’insertion en France, le constat d’échec est sans appel : le chômage n’a pas reculé bien au contraire, tandis que le bénéfice d’une mesure d’insertion professionnelle ne garantit pas, loin de là, une sortie durable du dispositif assistanciel (Guimiot et Klein, 2004 ; Astier, 1997 ; CSERC, 1997)12. Plus largement, il faut relever l’ambiguïté de ces politiques pensées à l’origine comme des moyens au service de personnes en difficultés vis-à-vis de l’emploi. La création massive d’emplois aidés, la promotion de CDD rémunérés le plus souvent au Smic, les exonérations pour des bas salaires ou encore la mise en place, en 1992, d’un dispositif permanent d’abattement des cotisations sociales pour les salariés à temps partiel sont autant de mesures qui favoriseront en même temps « l’insertion » des chômeurs et la précarisation de l’emploi. En fait d’insertion, on assiste surtout au maintien plus ou moins continu d’un grand nombre d’allocataires dans le dispositif du RMI et au développement du CDD. Un exemple nous est donné ici avec le mécanisme de l’intéressement13. Parce que celui-ci « rend acceptable pour les RMIstes les reprises d’emploi sur des durées très courtes et déterminées puisque la rémunération se cumule alors en partie avec l’allocation du RMI […], l’intéressement est ainsi, côté offre de travail, un canal par lequel l’introduction du revenu minimum a pu encourager le développement de formes flexibles d’emploi » (Parent, 1999, p. 34). Du côté de la demande de travail, les impératifs croissants de flexibilité de la main-d’œuvre trouveront dans ces formes d’emploi non seulement une variable d’ajustement parfaite sur le plan de l’organisation du travail, mais aussi un contrat de travail relativement intéressant sur le plan fiscal.

21La situation est donc pour le moins paradoxale. Dans une société où le droit du travail est encore largement fondé sur le modèle de l’emploi à plein temps et à durée indéterminée, les formes d’emploi précaires exposent ceux qui les occupent à de moindres garanties (indemnités chômage et retraite précisément). En outre, la création de ces emplois est encouragée par tout un ensemble d’avantages fiscaux et d’exonérations des cotisations de sécurité sociale. Cette évolution interroge alors plus largement le mode de financement de la protection sociale pour les années à venir. À force de créer des contrats de travail qui ne sont pas totalement en rupture avec le régime assistanciel, c’est tout simplement le régime assuranciel du salariat que ces formes particulières d’emploi remettent aujourd’hui en question (Autès et Bresson, 2000).

22Ainsi, alors qu’elles ont été instaurées pour répondre à la fragilisation de la condition salariale, force est de constater que les politiques d’insertion ont épousé voire alimenté ce mouvement global de transformation et de précarisation de l’emploi. Elles ont contribué à la dualisation du salariat avec, d’un côté, des emplois garantis dans la durée, relativement bien rémunérés et bien couverts par le droit du travail, et de l’autre, des emplois rémunérés au Smic, souvent peu qualifiés, à durée déterminée et/ou à temps partiel et qui, de ce fait, garantissent de moindres protections. Dès lors, différentes questions se posent quant aux modes d’intégration économique et sociale de ceux et celles qui, pour ainsi dire, vivent une double sanction sur le marché du travail : exclus par la loi du marché des formes d’emploi les plus sécurisantes, ils ne peuvent guère compter sur les politiques d’insertion qui, à leur tour, les exposent à des formes d’emploi précaires. Quel est, par conséquent, le rapport à l’emploi des individus enserrés dans le versant flexible du salariat ?

3.3. Bénéfice ou coût du travail ? De quelques représentations et usages de l’emploi précaire

  • 14 Un allocataire du RMI dont le paiement n’est plus effectué depuis quatre mois est automatiquement r (...)

23Différentes études ont mis en valeur les effets de trappe d’inactivité qui se construisent au sein du dispositif assistanciel (Padieu, 1997 ; CSERC, 1997 ; Atkinson et al., 1998). Celles-ci fondent leur analyse sur un principe a priori objectif : les allocataires du RMI quittent le dispositif assistanciel pour accéder à l’emploi s’ils sont suffisamment qualifiés et s’ils peuvent espérer en tirer un gain financier. Dans la mesure où bon nombre des emplois qui leur sont proposés sont des CDD à temps partiel et rémunérés au Smic, certains préfèrent alors « logiquement » le chômage indemnisé à la pauvreté laborieuse. Si cette logique est effectivement représentative d’un certain nombre de comportements, elle n’explique pas, loin de là, tous les comportements. Comment se fait-il en effet que des allocataires qui n’ont aucun intérêt financier à quitter le RMI accèdent quand même à l’emploi tandis que d’autres, à l’inverse, restent affiliés aux revenus sociaux alors que l’emploi auquel ils peuvent prétendre leur permettrait d’opérer un gain financier ? Pour répondre à ces questions que nous posent François Dubet et Antoine Vérétout (Dubet et Vérétout, 2001) dans une approche renouvelée de la problématique des trappes d’inactivité, il faut avant tout changer d’outil d’évaluation et préférer au modèle de la rationalité étroite celui de la rationalité située, c’est-à-dire celui des raisons subjectives qui sont aux fondements des comportements des acteurs. Ainsi les motifs pour lesquels un allocataire va rester dans le dispositif du RMI malgré l’espérance de gain que lui procurerait un emploi sont-ils divers. Ils peuvent être liés à un problème de santé (physique ou mentale), à l’apprentissage d’un certain mode de vie dans la pauvreté (« cénobitisme », usage maximal et parfois illicite des droits sociaux…) ou encore à l’insertion dans un environnement « favorable » (réseau privé d’échange et d’entraide lequel recoupe parfois un réseau d’économie informelle) qui, de ce fait, ne favorise pas l’accès au travail salarié. D’autres encore refuseront d’occuper un CDD par crainte de devoir de nouveau s’inscrire au RMI et circuler de service social en service social une fois le contrat de travail terminé, car au poids des démarches administratives s’ajoute celui de l’humiliation causée par l’obligation de « raconter sa vie » à chaque réouverture de droit14. Toutes ces raisons pour lesquelles les allocataires choisissent de rester dans le dispositif du RMI plutôt que d’accéder à l’emploi ont été observées dans notre étude à La Réunion. En particulier, la démarche préventive qui consiste à refuser un emploi — que l’on sait de toute manière non pérenne — pour ne pas avoir à refaire une demande de RMI est très courante même si, ici, ce n’est pas tant la gêne que suppose la fréquentation des services sociaux que la crainte d’être sans ressources le temps de l’instruction administrative qui justifie, de leur point de vue, l’affiliation durable au RMI. Ces allocataires préfèrent ainsi la garantie et la faiblesse d’un revenu minimum mensuel à la maximisation et à l’irrégularité des ressources que suppose le recours ponctuel au travail salarié.

  • 15 À partir de l’analyse d’un système productif local — le tissu agro-industriel de la basse vallée du (...)
  • 16 C’est précisément cette dernière logique qui a fondé le décret du 5 août 2005 relatif au « suivi de (...)
  • 17 Identité relativement sexuée, les hommes mettant un point d’honneur à retrouver un travail tandis q (...)

24Une des autres raisons qui explique l’existence de trappes d’inactivité en métropole, et qui nourrit singulièrement notre réflexion sur les effets des transformations de l’emploi et du travail sur le rapport à l’emploi, renvoie à la nature et aux conditions de travail que se voient proposer bien souvent les allocataires : ces « boulots de merde » disent-ils, dont personne ne veut. « La rationalité étroite fait comme s’il n’y avait que des emplois, des salaires et un travail abstrait, sans contenu social et subjectif ; or les individus ne se voient pas seulement proposer un emploi, mais aussi un travail » (Dubet et Vérétout, 2001, p. 423). Regarder l’emploi comme un travail et non pas seulement comme un contrat devrait nous aider à mieux comprendre pourquoi, chaque année, des offres d’emploi (dans les milieux de la restauration, de l’agroalimentaire et des Bâtiments et travaux publics notamment) ne sont pas pourvues15. Si, pour les uns, cette situation interroge les conditions de travail et de rémunération qui sont offertes dans certains domaines d’activité, pour les autres, elle remet surtout en question le niveau des prestations sociales dont bénéficient les demandeurs d’emploi16. Au-delà de ces raisonnements idéologiques, on constate comme dans le cas réunionnais que c’est moins le refus du travail que le refus d’un certain type de travail qui explique in fine la distance de certains allocataires du RMI vis-à-vis de l’emploi, et plus précisément de celui qu’on leur propose, soit le plus souvent un contrat aidé (Rioux, 2000). En ce sens, ce n’est pas tant la valeur travail qui est en voie de disparition (Méda, 1995) qu’une certaine forme d’emploi à laquelle aspirent bon nombre d’individus. Et la meilleure preuve de ce non-recul de la valeur travail réside incontestablement dans l’observation de ces nombreux cas d’allocataires (22,8 % dans l’enquête citée plus haut) qui accèdent à l’emploi alors qu’ils n’y gagnent rien financièrement. Dans ce cas de figure, le bénéfice est avant tout moral : on accepte un emploi précaire pour quitter ce statut si mal vécu d’assisté, pour recouvrer son identité de travailleur17 ou encore pour marquer symboliquement le passage de la vie juvénile synonyme de dépendance (à la famille et à la collectivité principalement) à la vie adulte marquée par une relative autonomisation de l’individu.

25Si l’emploi précaire et/ou le travail laborieux sont acceptés par tout un ensemble d’individus, pour d’autres, la pluralité des formes d’emploi produit donc les différentes raisons pour lesquelles on va sortir ou non du RMI. Or, le discours idéologique sur l’intégration par l’emploi ne prend pas en compte cette dimension à la fois plurielle et profondément inégale du travail, en fonction du statut juridique de l’emploi, du type d’activité exercée, des conditions de travail, du niveau de rémunération, de la couverture sociale, etc. Il passe ainsi sous silence un fait pourtant avéré : toutes les formes d’emploi ne produisent pas les mêmes effets en matière de sécurité économique et de reconnaissance sociale. Face à ce discours qui fonde la politique de l’emploi en France, on ne peut que reprendre à notre compte les conclusions des deux auteurs et rappeler que « si l’on souhaite aider les individus à retrouver un emploi, encore faut-il qu’ils accèdent à un travail acceptable. Autrement, pourquoi les acteurs choisiraient-ils de quitter un sous-prolétariat pour entrer dans un autre ? » (Dubet et Vérétout, 2001, p. 432). C’est en effet face à ce choix que certains en viennent à préférer le recours aux revenus sociaux. Pour autant, ce recours ne devient véritablement tenable qu’à partir du moment où l’on bénéficie également d’autres ressources lesquelles proviennent le plus souvent de solidarités informelles. En opérant une redistribution des transferts publics sous la forme de transferts intrafamiliaux, la famille en particulier joue un rôle essentiel d’amortisseur social (Attias-Donfut, 1995 ; Girard, 2004). Dans un autre registre, ce sera l’insertion dans un réseau d’interconnaissance et d’économie informelle qui compensera et justifiera l’absence de revenus du travail salarié (Hatzfeld et al., 1998 ; Laé, 1989).

26Dictées par l’impossible adoption de la norme et de l’affiliation sociales dominantes incarnées par l’emploi salarié et durable, ces affiliations alternatives ou « contre-affiliations » (Bacqué et Sintomer, 2001) nous invitent in fine à dépasser la sociologie durkheimienne selon laquelle l’intégration a pour seule alternative l’anomie. De multiples normes et niveaux d’intégration s’élaborent en effet dans l’intervalle de ces deux notions. Certes, ces affiliations sont parfois fragiles, mais elles permettent d’entrevoir, au-delà des formes effectives de désaffiliation vécue par un certain nombre, différents types de liens sociaux et économiques qui se créent non seulement en réponse aux transformations de la société salariale, mais aussi — à l’instar du jeu de régulation assuré par la socialisation du salaire et les dispositifs de redistribution monétaire — à partir des ressorts mêmes de cette société (Friot, 1998).

4. Conclusion

27« Parce que la société industrielle a placé le travail au centre de nos activités et de nos représentations, nous sommes toujours démunis aujourd’hui pour évoquer les multiples revers du travail » (Lallement, 2003, p. 33) et repenser ainsi sa place et sa fonction au sein de la société. Partant, ne faut-il pas aller voir ailleurs pour mieux comprendre ce qui se passe ici ? Parce qu’il dévoile des processus d’intégration complexes, pluriels, dans lesquels les revenus du travail salarié côtoient les revenus du travail non déclaré, les revenus sociaux ainsi que les ressources monétaires ou non monétaires tirées des solidarités privées, l’exemple réunionnais offre selon nous un excellent décentrage pour dépasser la vision d’une intégration « nécessairement » salariale et d’une solidarité essentiellement organique. En s’attachant à décrire les ressorts privés et publics dont font preuve les populations dites « en difficulté », le détour par la société réunionnaise nous invite ainsi à complexifier la lecture couramment admise opposant les chômeurs « exclus » du travail (voire de toute vie sociale) aux salariés intégrés. On retrouve d’ailleurs cette perspective d’analyse dans un certain nombre de travaux métropolitains. Dans un souci de rompre avec la représentation dominante qui définit le chômeur par ses manques et non pas par ses attributs, Sébastien Schehr a parfaitement montré combien les jeunes chômeurs n’étaient pas, par essence, des êtres mortifères car dépourvus d’activité salariée (Schehr, 1997 ; Schehr, 1999). D’autres sociologues ont mis en exergue quant à eux le rôle intégrateur de la politique sociale : celle-ci procure en effet des revenus à toute personne momentanément ou durablement exclue du marché du travail, et permet à certaines d’entre elles de conquérir un statut, aussi modeste soit-il (Paugam, 1993 ; Messu, 1989 ; Messu, 1991). À l’inverse, certains usagers ne se reconnaissent pas dans les catégories identitaires de l’exclusion que leur renvoient les institutions publiques. Ils s’efforcent plutôt, en s’appuyant sur leurs propres ressources sociales et culturelles, d’aménager et de préserver un cadre dans lequel se construit leur insertion sociale (Gruel, 1985).

28Le rapprochement entre la société réunionnaise et la société métropolitaine comporte cependant quelques limites, de même qu’il pose différentes questions, et en particulier celle de la gestion du temps — au sens de la temporalité des sécurités — qui est au cœur des processus d’intégration. À La Réunion, chômage de masse et intégration sociale ne sont pas incompatibles dans la mesure où le mode d’échange du travail est encore en grande partie construit sur une temporalité présente. Pour beaucoup, le travail et les sécurités qui lui sont attachées sont, pour reprendre l’expression utilisée par Robert Castel dans sa chronique du salariat, « au jour la journée » (Castel, 1995). C’est en ce sens que le bénéfice du RMI, cette allocation « versée tous les mois » comme savent si bien nous le rappeler les allocataires, doit être considéré à La Réunion comme une trappe de sécurité bien plus qu’une trappe de pauvreté. En métropole en revanche, le RMI et les emplois précaires sont plus facilement qualifiés d’inacceptables dans la mesure où ils se heurtent à nos représentations de la société salariale : ils ne permettent pas de se projeter dans l’avenir.

  • 18 « C’est dans les paradoxes du travail artistique que se révèlent quelques-unes des mutations les pl (...)

29En ce sens, la production de nouveaux modes d’intégration dans le versant flexible de la société salariale s’apparente avant tout à une lutte autour de la gestion du temps. Certains sont contraints de composer avec de moindres sécurités, qu’il s’agisse de ceux qui acceptent l’emploi précaire ou de ceux qui « préfèrent » l’affiliation aux revenus sociaux. D’autres, à l’image des artistes (Menger, 2002) ou encore des jeunes chômeurs et salariés précaires (Schehr, 1999 ; Zoll, 1993) qui, si l’on suit la pensée de ces trois auteurs, sont peut-être les figures exemplaires des travailleurs de demain, s’opposent au contraire à toute assignation à un travail et à un seul, intériorisant par là même les moindres protections que suppose leur statut18. Explorer plus avant cette hypothèse nous conduit notamment à poser la question du rapport générationnel à l’emploi. Le recul des sécurités durables qu’impliquait la condition salariale ne sera-t-il pas accepté et intériorisé au fur et à mesure que les générations ayant connu ou aspiré au modèle salarial des Trente Glorieuses quitteront le marché du travail, marché que les nouvelles générations découvriront pour leur part dans une forme beaucoup plus flexible ? En introduisant, dans l’étude des transformations de l’emploi et du rapport à l’emploi, la variable générationnelle ainsi que les représentations et les attentes qu’ont les individus vis-à-vis de l’emploi en général, et vis-à-vis de leur(s) emploi(s) en particulier, nous nous donnons probablement les moyens de comprendre un peu plus les mutations de la société salariale qui, contrairement à l’idée couramment admise de rupture et d’effritement, opèreraient aussi en partie un glissement — tantôt sur le mode du choix, tantôt sur celui de la contrainte — vers de nouvelles formes d’intégration et d’échange du travail.

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Notes

1 Je remercie Sabine Erbès-Seguin, Francis Bailleau et Michel Messu pour les différentes remarques qu’ils m’ont adressées sur une première version de ce texte.

2 Selon la définition de la Cnaf (Caisse nationale des allocations familiales), les personnes couvertes par une allocation sont les allocataires, leur conjoint et leurs enfants.

3 Le modèle de l’intégration salariale construit autour du CDI est non seulement un modèle historiquement daté, mais il est aussi géographiquement situé. Aux États-Unis par exemple, la mobilité des salariés est, de longue date, une caractéristique du marché du travail local.

4 La prise en compte des conditions de travail dans l’étude du rapport qu’entretiennent les salariés vis-à-vis de leur emploi nous semble d’autant plus capitale que celles-ci, sous l’effet essentiellement de l’intensification et de flexibilité croissante du travail, se sont sensiblement dégradées au cours des vingt dernières années (Bué et al., 2003 ; Gollac et Volkoff, 1996 ; Baudelot et Gollac, 2003). Comme le suggère cette remarque, la notion de « rapport à l’emploi » telle que nous l’utilisons tout au long de cet article inclut à la fois le rapport au statut juridique de l’emploi et le rapport au travail exercé dans le cadre de cet emploi. Si le rapprochement entre ces deux objets habituellement distincts répond avant tout au souci de ne pas trop alourdir le texte, il n’est pas non plus totalement infondé du point de vue sociologique : beaucoup d’emplois non sécurisés proposent des conditions de travail contraignantes, la flexibilité de l’emploi (et la perspective de le conserver le plus longtemps possible) obligeant les salariés à accepter la flexibilité du travail.

5 Le taux de 13 % date précisément de 1967, première année de mesure du chômage à La Réunion. Le taux de 42 % correspond à la mesure du chômage au sens du recensement de la population, taux ramené à 36,5 % selon les critères du BIT (Bureau international du travail).

6 Comme le disent si bien les créoles eux-mêmes, « le travail au noir, ça n’existait pas ça avant », sous-entendu la législation du travail n’existait pas ou du moins était largement ignorée. Les activités non déclarées, elles, ont toujours existé dans cette société de tradition orale où, encore aujourd’hui, une forte proportion de la population est analphabète (plus de 50 % chez les allocataires du RMI par exemple).

7 Pour rappel car la littérature sociologique est sur ce point abondante, le RMI a été créé en France à la fin des années 1980 pour répondre à la croissance du chômage et notamment celui de longue durée. L’idée directrice de la loi est alors de donner un revenu minimum à ceux et celles qui, travailleurs potentiels mais exclus contre leur gré du marché de l’emploi, ne sont pas ou plus couverts par le régime assurantiel lié au salariat. Pour autant, la relation entre revenus et travail n’est pas totalement rompue dans la mesure où le bénéfice de l’allocation est soumis à la signature d’un contrat d’insertion par lequel l’allocataire s’engage, si rien ne contredit cet objectif, à mener diverses actions visant son insertion professionnelle.

8 Quelques chiffres de l’Insee permettent de bien prendre la mesure de ce souffle de protection au profit des chômeurs réunionnais. Ainsi, un des premiers effets de l’instauration, en 1990, des CES (contrats emploi solidarité) a-t-il été l’envolée des prestations de chômage versées par l’Assedic : celles-ci ont augmenté de 129 % entre 1990 et 1995. En 14 ans à peine, la proportion de chômeurs bénéficiant des allocations de chômage a quasiment triplé puisque de 20 % en 1990, ils seront plus de 58 % à être indemnisés en décembre 2003.

9 Ce qui a été observé dans l’économie de plantation le sera également dans certains milieux de l’artisanat (et en particulier celui de la maçonnerie) ou encore dans celui de la pêche, métier que beaucoup pratiquaient, et pratiquent encore, dans des conditions très précaires.

10 À l’instar de ces ménages (et davantage encore de ces cours réunionnaises, celles-ci ayant comme particularité de rassembler plusieurs ménages dans un même espace domestique) où parents, enfants et collatéraux perçoivent diverses prestations sociales (RMI, API, allocation adulte handicapé, assurance chômage, minimum vieillesse, etc.), la cohabitation des êtres et des revenus est une des stratégies essentielles développées par les populations créoles. Ces relations d’interdépendance permettent ainsi l’intégration des individus qui, par ce biais, parviennent à compenser leur faible intégration salariale.

11 « Ainsi en 2001 — dernière année disponible à ce jour —, parmi les 3,6 millions de personnes en situation de pauvreté, on en comptait qui avaient travaillé tout au long de l’année (632 000) ou avaient alterné périodes d’emploi et périodes de chômage (368 000). Au total, 1 million de travailleurs pauvres, soit une situation bien plus fréquente que celle des chômeurs tout au long de l’année (373 000 personnes), des étudiants (287 000 personnes), ou des autres personnes inactives de 17 à 59 ans (555 000) » (Clerc, 2005, p. 8).

12 C’est un échec criant si l’on se réfère aux objectifs initialement affichés, à savoir l’insertion durable des allocataires dans l’emploi. C’est un échec relatif si l’on admet que l’on ne peut juger de l’efficacité de ces politiques en se référant à un système d’emploi de moins en moins représentatif du marché du travail, à savoir le CDI à plein temps. Mais surtout, et contrairement aux jugements et aux représentations d’un grand nombre de professionnels de l’insertion qui ont tendance à faire porter sur les chômeurs la raison de leur propre disqualification (Castra, 2003), c’est un échec que l’on doit avant tout à la structure du marché du travail et aux politiques dites « de l’emploi » qui, à l’image de leur outil privilégié le contrat aidé à durée déterminée, relèvent en grande partie du traitement social du chômage.

13 Créé dès le vote de la loi instaurant le RMI (1er décembre 1988), renforcé une première fois en décembre 1998 puis une seconde en septembre 2001, l’intéressement est destiné à encourager les allocataires du RMI à quitter définitivement le dispositif assistanciel en leur permettant de cumuler — au moins partiellement et sur une période déterminée — l’allocation avec les revenus tirés d’une activité.

14 Un allocataire du RMI dont le paiement n’est plus effectué depuis quatre mois est automatiquement radié du dispositif. Lorsqu’il fait une demande de droit d’ouverture au RMI au-delà de ces quatre mois de non-paiement, une nouvelle date d’ouverture de droit et un nouveau numéro d’immatriculation lui sont affectés, ce qui augure aussi d’un « nouveau départ » dans le circuit de l’aide sociale dans la mesure où le dossier antérieur dans lequel sont contenues toutes ses informations biographiques doit être archivé.

15 À partir de l’analyse d’un système productif local — le tissu agro-industriel de la basse vallée du Rhône —, Annie Lamanthe montre ainsi comment le déséquilibre entre l’offre et la demande d’emploi « procède d’un décalage croissant entre, d’un côté, les attentes, représentations et pratiques des employeurs locaux et, de l’autre, les attentes, représentations et comportements sur le marché du travail des populations concernées » (Lamanthe, 2005, p. 40). En ce sens, la crise de l’emploi et, avec elle, les mutations du rapport à l’emploi seraient en partie liées à une dissociation croissante entre la réalité et l’imaginaire du travail.

16 C’est précisément cette dernière logique qui a fondé le décret du 5 août 2005 relatif au « suivi de la recherche d’emploi ». Celui-ci vise en effet à davantage contrôler la recherche d’emploi en autorisant, en cas de refus non justifié d’une offre d’emploi ou en l’absence d’« actes positifs et répétés », la radiation des personnes concernées de la liste des demandeurs d’emploi ainsi que la suspension progressive voire définitive des indemnités chômage versées par l’Assedic.

17 Identité relativement sexuée, les hommes mettant un point d’honneur à retrouver un travail tandis que les femmes, particulièrement lésées sur le marché du travail car surreprésentées dans les emplois à temps partiels et les bas salaires (Alonzo, 2000), en viennent plus facilement à compenser leur chômage en investissant la sphère domestique et familiale.

18 « C’est dans les paradoxes du travail artistique que se révèlent quelques-unes des mutations les plus significatives du travail et des systèmes d’emploi modernes : fort degré d’engagement dans l’activité, autonomie élevée dans le travail, flexibilité acceptée voire revendiquée, arbitrages risqués entre gains matériels et gratifications souvent non monétaires, exploitation stratégique des manifestations inégalitaires du talent… […] Dans les représentations actuelles, l’artiste voisine avec une incarnation possible du travailleur du futur, avec la figure du professionnel inventif, mobile, indocile aux hiérarchies, intrinsèquement motivé, pris dans une économie de l’incertain, et plus exposé aux risques de concurrence interindividuelle et aux nouvelles insécurités des trajectoires professionnelles » (Menger, 2002, pp. 8–9) ; « les jeunes sont conscients du danger inhérent à l’acceptation d’un rôle professionnel ou de tout autre rôle social, car elle réduirait la marge de développement de leur identité d’une manière inacceptable et déterminerait d’avance leur avenir » (Zoll, 1993, p. 131). Notons cependant, puisqu’il s’agit là d’hypothèses, que la sociologie qui interroge l’intégration par le travail chez les jeunes a l’inconvénient majeur de construire un modèle de socialisation à un certain âge de la vie, modèle dont on ne sait pas ce qu’il adviendra, et s’il est tenable longtemps (fonder une famille suppose par exemple d’augmenter ses ressources et, dans le meilleur des cas, s’assurer de la garantie de ces ressources pour les années à venir).

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Pour citer cet article

Référence papier

Nicolas Roinsard, « Les transformations de l’intégration par l’emploi. Regards croisés : France métropolitaine – île de La Réunion », Sociologie du travail, Vol. 48 - n° 2 | 2006, 159-174.

Référence électronique

Nicolas Roinsard, « Les transformations de l’intégration par l’emploi. Regards croisés : France métropolitaine – île de La Réunion », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 48 - n° 2 | Avril-Juin 2006, mis en ligne le 21 mars 2006, consulté le 18 septembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/sdt/23815 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.23815

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Auteur

Nicolas Roinsard

Groupe d’analyse du social et de la sociabilité (Grass), UMR 7022, CNRS, 59–61, rue Pouchet, 75849 Paris cedex, France
nicolas.roinsard[at]grass.cnrs.fr

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