Pourquoi le manque d'innovation est mauvais pour la croissance économique ?

1« En l’état actuel de la connaissance, la croissance économique et sur le plus long terme le développement économique s’expliquent par les gains de productivité provoqués par l’accumulation de capital physique, humain et technique, par les conditions climatiques qui, selon qu’elles sont tempérées ou tropicales, favorisent ou nuisent à l’activité et à la bonne santé des travailleurs et par la qualité des institutions. Toutes ces explications participent à leur niveau à la reconstitution du puzzle de la création de richesse. Le modèle Solow – Romer met en évidence une relation entre gains de productivité et croissance de la production. Il n’explique pas, en revanche, pourquoi certains pays ont de hauts niveaux de productivité alors que d’autres pas. Les déterminants géographiques (Diamond 2000, 1997) ou institutionnels (Acemoglu 2003) expliquent ces différences. C’est parce que le climat et les institutions ne sont pas les mêmes que les niveaux de productivité sont inégaux entre les pays. Ni les institutions ni le climat, néanmoins, ne créent de richesse. Ils ne sont que des préalables favorables à la création de richesse. Seule l’action humaine est à l’origine de la croissance économique. C’est sur cette généralité que l’on peut aborder l’importante littérature qui s’est développée à la frontière des sciences économiques et de gestion sur l’entrepreneur. L’objet de cet article est de mettre en mouvement les figures de l’entrepreneur de la théorie économique pour expliquer la croissance économique et en tirer quelques conséquences sur la manière de penser les politiques publiques en faveur de la croissance de la production.

2La théorie de l’entrepreneur n’est actuellement pas unifiée, mais elle tend à le devenir (Venkataraman 1997) grâce à l’adoption d’une définition très large de l’entrepreneur. Cette définition lui permet de caler son raisonnement sur l’idée qu’avant tout processus de création de richesse, il y a l’identification d’un profit. Cette définition très large est la suivante. L’entrepreneur est essentiellement celui qui agit. Cette définition permet de saisir l’essence de l’entrepreneur. Toute personne agissant en vue de modifier le présent et d’atteindre ses objectifs dans le futur est un entrepreneur. Cette définition, comme le rappelle Jesus Huerta de Soto (2000, p. 34), est conforme au sens étymologique originel du mot entrepreneur. Le mot entrepreneur vient du verbe latin in prehendo-endi-ensum qui signifie découvrir, voir, percevoir, se rendre compte de, saisir. L’utilisation de cette définition permet d’organiser les différentes théories en présence, la théorie schumpétérienne en particulier, autour du principe d’identification d’un profit. Un entrepreneur est avant tout celui qui perçoit une opportunité de profit, autrement dit un échange mutuellement avantageux non encore exploité par les agents sur le marché (Kirzner 1973, 2005). La première section de cet article montre, sur cette base, que la chaîne smithienne multiplication des échanges – division du travail – spécialisation – gain de productivité débute par un acte d’identification d’un échange mutuellement avantageux non encore perçu.

3Rappeler l’importance de l’identification des profits dans le processus de création de richesse ne signifie pas que l’innovation n’ait pas un rôle décisif dans la croissance de la production. La deuxième section aborde ce point. L’identification d’un profit d’innovation est à l’origine d’un modèle de croissance que nous appelons « par le haut » parce qu’il exige d’importantes quantités de capital humain, physique et technique. Ce modèle de croissance qui enchaîne innovation-entrepreneur et croissance repose classiquement sur une dynamique de destruction créatrice. Les anciens avantages concurrentiels sont détruits par de nouveaux avantages. La littérature récente sur le sujet tend cependant à amender de deux manières ce modèle ancien. Elle montre, tout d’abord, que cette dynamique de l’innovation n’est pas seulement portée par les grandes firmes. Elle l’est aussi par des firmes de petite taille (moins de 500 salariés). Cela conduit à ne pas croire que seule l’activité des grandes firmes peut être à l’origine du développement et de la destruction d’anciens avantages concurrentiels. Les risques d’infériorité concurrentielle pour les firmes d’un pays comme la France ne viennent plus seulement des grandes firmes étrangères. Ils viennent aussi des petites firmes innovantes et de leur dynamique collective. Ces travaux développent ensuite l’idée qu’il ne suffit pas d’investir en recherche développement. Il faut aussi que ces inventions soient utilisées et mobilisées dans la production par des entrepreneurs. L’entrepreneur a un rôle décisif dans la diffusion et la modification de la connaissance scientifique. Il est le maillon manquant de la théorie des spillover effects de la théorie de la croissance endogène (Audretsch, Keilbach et Lehmann 2006). Le processus de croissance devient un processus de construction-créatrice où l’entrepreneur se sert de la connaissance non utilisée par les firmes présentes sur le marché pour innover et entretenir le processus de création de richesse. Il ne suffit pas alors d’investir dans la R & D, il faut aussi investir dans l’éducation entrepreneuriale afin qu’un relais se crée entre les chercheurs et le marché.

4La troisième section traite des travaux empiriques et relève de l’histoire économique quantitative. Les sciences économiques et de gestion proposent des mesures de l’activité des entrepreneurs par pays pour évaluer l’importance du rôle de l’entrepreneuriat dans la croissance économique. Ces travaux quantitatifs montrent que la relation entre entrepreneur innovateur et croissance économique est parfaitement observée pour les pays développés. Ils mettent aussi en évidence l’existence d’une relation positive entre croissance et création d’entreprise à partir de deux types de mesure de l’activité entrepreneuriale : le nombre d’individus qui sont leur propre employeur (self-employment) et l’indice de création d’entreprise du Global Monitoring Entrepreneurship. Ces travaux soutiennent alors la possibilité d’un modèle de croissance par le bas qui ne serait pas tiré par l’innovation mais par l’imitation et la recherche de profits d’arbitrage. Ils rappellent aussi qu’avant de se précipiter dans la recherche de solutions publiques pour résoudre les problèmes de déséquilibre de prix, d’inefficience des firmes et/ou d’insatisfaction des consommateurs, il est préférable d’attendre de voir ce que vont faire les entrepreneurs pour gérer ces différents problèmes.

I. — Vigilance au profit et croissance économique

5La figure la plus générale de l’entrepreneur a été théorisée par Kirzner (1973, 2005). En définissant l’entrepreneur comme l’individu qui adopte une posture de vigilance aux opportunités de profit (alertness), Kirzner construit une théorie sur laquelle on peut organiser les autres théories de l’entrepreneur présentes dans la théorie économique et plus particulièrement la théorie de l’entrepreneur innovateur. L’autre conséquence de cette définition est qu’elle conduit à soutenir que la croissance s’explique par la découverte d’échanges mutuellement avantageux par les entrepreneurs. Leur travail de découverte favorise les échanges, la division du travail, la spécialisation et les gains de productivité. L’entrepreneur soutient la croissance de la production parce qu’il révèle de nouveaux usages et/ou informe des mauvais usages des ressources existantes.

6Avant de répondre à la question de savoir pourquoi les entrepreneurs sont à l’origine de la croissance, il est très important de distinguer soigneusement la croissance économique du progrès économique, car la théorie de l’entrepreneur est construite davantage pour expliquer le progrès économique que la croissance quantitative de la production. La croissance de l’Union soviétique nous rappelle, en effet, que l’entrepreneur n’est pas une condition nécessaire à la croissance de la production. En revanche, il est possible de penser qu’il est nécessaire au progrès économique. Comme Holcombe (1999, p. 397) le soutient, le progrès économique ne rime pas avec plus de biens, mais avec des biens de meilleure qualité, d’une plus grande variété et produits avec des techniques de production plus performantes. Ainsi, lorsque l’on compare les niveaux de vie en 1900 et en 2007, la plus grande différence n’est pas dans les volumes de biens consommés, mais dans leur nature. Il y a, par exemple, une gamme beaucoup plus large d’automobiles, ce qui donne plus de choix aux consommateurs et de meilleures opportunités d’avoir un véhicule qui corresponde à leurs besoins. Holcombe (2004, p. 399) cite Cox et Alm (1998) sur ce point. Cox et Alm (1998, p. 12) estiment que les Américains avaient le choix entre 140 modèles d’automobiles en 1970 et qu’en 1997 ils pouvaient choisir entre 260 modèles. Ce simple exemple montre que la fonction de production Y = f (K, L) où K est le facteur capital et L le facteur travail est une mesure parfaitement adaptée à la production intérieure brute, mais qu’elle est, en revanche, totalement incapable de saisir ce qu’est le progrès économique (Holcombe 2004, p. 398), car le progrès économique est beaucoup plus qualitatif que quantitatif.

7La théorie de l’entrepreneur est construite initialement pour expliquer le progrès économique. Pourtant, nous avons choisi, à l’instar de nombreux travaux récents, de traiter de la relation entre entrepreneur et croissance. Ce choix limite la richesse de l’analyse car nous n’allons utiliser que les parties de la théorie de l’entrepreneur qui sont les plus compatibles avec l’économie quantitative. Ce choix se justifie, cependant, par le fait qu’en rendant compatible la théorie de l’entrepreneur avec l’approche quantitative par le PIB, les théoriciens de l’entrepreneur construisent une passerelle entre eux et les théories quantitatives de la croissance ; ils peuvent ainsi espérer conduire un plus grand nombre d’économistes à s’intéresser à leurs travaux et, surtout, à avoir une théorie plus juste des processus de croissance et de progrès économique. C’est pour ces raisons qu’au lieu de nous interroger sur la contribution des entrepreneurs au progrès économique, nous allons examiner la part qu’ils tiennent dans la croissance.

Pourquoi les entrepreneurs sont-ils à l’origine de la croissance ?

8La théorie de l’entrepreneur de Kirzner (1973, 2005) n’est pas faite pour expliquer la variable Y dans la fonction de production. Elle cherche à expliquer l’amélioration du bien-être économique de la population des pays riches, autrement dit la création de nouveaux biens et services, l’amélioration de la qualité des biens existants, l’augmentation de leur variété et la possibilité de les produire moins chers. Dans la théorie de l’entrepreneur, tous ces objectifs sont atteints grâce à la posture de vigilance au profit des entrepreneurs. C’est parce qu’ils sont vigilants au profit qu’ils sont constamment incités à mieux servir les consommateurs (innovation de produit, innovation technique, baisse des prix de vente, différenciation, etc.).

9Dans la théorie de Kirzner (1973, 2005), l’entrepreneur identifie ses profits parce qu’ils existent et qu’il en a conscience. Un profit d’arbitrage est un différentiel de prix. Cela signifie que les prix de marché ne sont pas des prix d’équilibre. L’entrepreneur s’engage dans l’échange parce qu’il cherche à satisfaire ses besoins. Il propose alors aux autres d’acheter moins cher ce qu’ils auraient dû acheter plus cher si l’entrepreneur n’avait pas perçu un déséquilibre de prix. Dans le cas le plus simple en effet, une opportunité de profit inexploitée est un différentiel de prix. « La différence entre le prix de vente et le prix d’achat est le profit de l’entrepreneur. Ce profit est le résultat d’un échec pour ceux qui vendent les biens aujourd’hui parce qu’ils n’ont pas perçu l’opportunité de vendre plus cher. La vigilance de l’entrepreneur à ces opportunités saisit ces différentiels et génère une tendance à l’élimination des profits » (Kirzner 1971, p. 201). Les profits sont alors la récompense pour avoir perçu et exploité correctement des opportunités disponibles. Ils sont une prime offerte à celui qui bouge le premier.

10Initialement, les individus ont le choix entre l’autarcie et l’activité commerciale. Un producteur de blé sait, par exemple, qu’une heure de travail peut lui rapporter 10 euros. S’il fabrique lui-même son pain, il doit y consacrer une demi-heure. Or, cette demi-heure, s’il l’avait passée à produire du blé, lui aurait rapporté 5 euros. Son pain lui coûte donc 5 euros. Tant que les boulangers ne lui vendent pas le pain à moins de 5 euros, il n’a aucun intérêt à entrer dans l’échange. En revanche, si un entrepreneur lui propose un pain d’une quantité équivalente à 3,30 euros, il va refaire son calcul et préférer affecter vingt minutes de son temps à la production de blé plutôt qu’à la fabrication du pain. Il quitte l’autarcie et s’engage sur le marché parce que le prix du pain a baissé. Cette décision lui permet de bénéficier des effets de la division du travail, autrement dit des gains de productivité que permet la spécialisation. Tant que le boulanger ne fait pas mieux que lui, il n’a aucun intérêt à recourir à ses services. L’entrepreneur est celui qui lui fait une offre qui le conduit à revoir son calcul parce que cela lui fait économiser des ressources et lui donne aussi la possibilité in fine de se spécialiser en réaffectant ses ressources en temps (une demi-heure) à la production de blé. Cela peut, alors, le conduire à proposer des prix du blé plus bas. L’entrepreneur oblige, de surcroît, les boulangers présents sur le marché à s’ajuster à son offre, car l’ensemble des consommateurs de pain qui étaient déjà entrés sur le marché vont être intéressés par une offre à 3,30 euros. Ils vont rompre leur relation d’échanges et réaffecter eux aussi les économies ainsi faites à d’autres besoins. L’entrepreneur est donc bien celui qui entretient le processus de spécialisation.

11En révélant aux consommateurs qu’ils peuvent acheter moins cher ce qu’ils auraient dû acheter ou produire plus cher, l’entrepreneur révèle l’existence de gains de productivité non exploités. Il met en évidence de nouvelles occasions de mieux utiliser les facteurs de production et corrige les erreurs des autres entrepreneurs en améliorant l’efficacité de la structure du capital et, plus généralement, de l’affectation du temps et des ressources rares. L’origine de ce processus est la découverte par un individu que l’on appelle entrepreneur de la possibilité de modifier les calculs économiques des agents. L’origine de cette possibilité qualifie, ensuite, les qualités de cet entrepreneur. S’il s’agit d’un écart de prix, comme dans notre exemple, l’entrepreneur est un arbitragiste (Kirzner 1973). Il vend le pain dans un lieu A qu’il achète à un producteur X moins cher. Cela bénéficie au producteur de blé qui peut ainsi consacrer ses ressources à un usage plus efficace. S’il s’agit d’un écart de prix dans le temps, on le nomme spéculateur. S’il ne fait qu’imiter la découverte d’un autre entrepreneur, il est un imitateur (Baumol 1968). S’il s’agit d’une innovation, il prend les habits de l’entrepreneur innovateur (Schumpeter 1934). Il perçoit dans la possibilité de modifier la fonction de coût (organisation, rapport capital-travail, technique) un profit, c’est-à-dire l’existence d’un échange mutuellement avantageux avec le producteur de blé non encore exploité. On comprend ainsi pourquoi la principale source de la croissance d’un pays et de ses gains de productivité est la vigilance de la population aux opportunités de profit non encore exploitées par le marché (Boettke et Coyne 2003, Holcombe 1998). On comprend aussi mieux l’apport de Kirzner à la théorie de l’entrepreneur et à sa cohérence, car autour de la figure de celui qui identifie un profit, il est possible de réunir les grandes figures de la théorie économique de l’entrepreneur.

Origine des opportunités de profit et déséquilibres

12Une fois que l’on a compris pourquoi l’entrepreneur entretenait le processus de spécialisation, il faut s’interroger sur l’origine des opportunités de profit. Pour Kirzner (1973, 2005) ce sont les déséquilibres de prix qui sont la source principale des opportunités de profit. Dean et Meyer (1996) ajoutent l’existence d’inefficiences organisationnelles. Holcombe (1998), dans la perspective ouverte par Mises (1985, p. 269), y joint un phénomène d’entraînement. Minniti (2005) déplace un peu la question en focalisant l’attention sur l’existence ou non d’externalités de réseaux entrepreneuriaux qui ne sont pas à proprement parler à l’origine des opportunités mais qui facilitent leur identification par les entrepreneurs.

13En faisant remarquer que les opportunités de prix trouvent leur origine dans les déséquilibres de prix, Kirzner (1973, 2005) explique en même temps pourquoi la théorie néoclassique de l’équilibre n’a pas besoin d’entrepreneur pour expliquer la coordination de l’offre à la demande sur le marché. L’entrepreneur n’a un rôle à jouer dans la coordination que parce que les prix sont imparfaits, la connaissance dispersée, la coordination jamais instantanée mais située dans le temps et la rationalité limitée. Il prospère sur les situations de déséquilibre et les poches d’ignorance.

14Dean et Meyer (1996) complètent cette théorie des déséquilibres de prix, par une théorie de l’inefficience des firmes. Découvrir une opportunité de profit, ce n’est plus seulement rencontrer un différentiel de prix pour un même bien, c’est aussi découvrir l’inefficience des firmes présentes sur le marché. Ils soutiennent alors théoriquement, puis empiriquement pour les États-Unis, que le nombre des entrepreneurs sera d’autant plus important que les firmes présentes sur le marché sont inefficientes. L’entrepreneur peut percevoir, dans l’inefficience des firmes existantes, un espace dans lequel il peut agir et développer des projets profitables. L’inefficience des firmes en place crée des opportunités pour la création de nouveaux projets. Plusieurs facteurs favorisent l’inertie organisationnelle des firmes et leur inefficience (Dean et Meyer 1996, pp. 116-119).

  • 1  Ils utilisent les données suivantes pour la fin des années soixante-dix : US Department of Commerc (...)

15L’âge des firmes est le premier facteur d’inertie. Cela signifie que le nombre des nouvelles firmes augmente avec l’âge des firmes présentes sur le marché. Les firmes hautement intégrées auront, ensuite, du mal à répondre aux nouvelles opportunités, car contrairement à ce qui est le plus souvent soutenu, l’intégration verticale n’est pas seulement une barrière à l’entrée. Elle est aussi à l’origine d’une forme d’inefficience. Elle place les firmes intégrées dans une situation de quasi-monopole qui les conduit à ne plus avoir conscience de leurs faiblesses. Elles perçoivent alors moins bien les risques de la concurrence. Elles donnent ainsi un espace pour la création de nouvelles firmes. Le taux de syndicalisation des salariés des firmes en place est le troisième facteur d’inertie. Les syndicats favorisent une résistance au changement et la définition de règles plus rigides qui maintiennent artificiellement des formes d’organisation obsolètes. Dean et Meyer (1996) observent, sur le cas américain1, que tous ces facteurs favorisent la création de nouvelles firmes. Le pourcentage annuel d’augmentation des ventes, l’intensité de la R & D, l’importance des dépenses de publicité, la taille des firmes mesurée par le nombre d’emplois, le pourcentage des salariés syndiqués, l’âge des firmes ainsi que l’intégration verticale sont toutes des variables significatives et capables d’expliquer la dynamique de la création d’entreprise (Dean et Meyer 1996). Les auteurs en concluent qu’il existe une relation entre les changements dans l’industrie et la création de nouvelles firmes.

16Holcombe (1998) ajoute aux déséquilibres de prix et à l’inefficience des firmes l’idée que le nombre d’opportunités s’explique par lui-même parce que l’activité des entrepreneurs provoque un phénomène d’entraînement. L’idée d’Holcombe (1998) est que l’identification d’une opportunité par un entrepreneur crée des opportunités pour les autres. En provoquant un changement, l’entrepreneur provoque un effet en cascade parce qu’il modifie toute la hiérarchie des prix relatifs et in fine tous les calculs des agents présents sur le marché. En révélant l’existence de conditions de production moins coûteuses et/ou des écarts de prix, l’entrepreneur accroît le pouvoir d’achat des consommateurs (vend moins cher par exemple) et leur permet ainsi d’orienter leur demande vers d’autres marchés, ce qui crée une attente des consommateurs et de nouvelles opportunités d’échange. La mise en évidence d’écarts de prix conduit aussi les entrepreneurs en place à réagir et à réaffecter leur capital vers d’autres usages. L’activité de l’entrepreneur est, pour cette raison, aussi à l’origine d’un changement dans la structure du capital. Ce changement peut susciter un changement technique et une plus grande vigilance à l’utilité des inventions des chercheurs pour la production. Il conduit, de ce fait, à la mise en œuvre de techniques plus productives. Ces changements technologiques détruisent les barrières à l’entrée sur les marchés et créent de nouveaux futurs pour les consommateurs et les producteurs qui entretiennent la dynamique de découverte du processus de marché.

17Minniti (2005) et un certain nombre de travaux effectués par les sciences de gestion développent le processus qui conduit à soutenir que les opportunités découvertes par un entrepreneur créent des opportunités pour les autres entrepreneurs. Ils soutiennent que les entrepreneurs exploitent d’autant mieux les opportunités suscitées par les changements économiques provoqués par leur propre activité qu’ils sont insérés dans des réseaux d’entrepreneurs (Minniti et Koppl 1999). Ces effets de réseau expliquent que le nombre des entrepreneurs augmente fortement dans certaines régions comme la Silicon Valley, la route 128 de Boston aux USA, le Bade-Wurtenberg en Allemagne ou l’Emilie-Romagne en Italie (Minniti 2005, p. 1).

18Ces externalités de réseau conduisent, tout d’abord, à ne plus penser l’identification des profits comme un acte isolé, comme le laisse entendre Kirzner (1979, pp. 166-169). Elle insère, au contraire, le processus d’identification des profits dans un processus collectif. Ce qui s’accorde avec les recherches empiriques et une théorie de l’action où le contexte social est prépondérant. Les travaux des sciences de gestion, à l’instar des enquêtes de Hills et al. (1997) ou Koller (1988), insistent effectivement sur l’aspect collectif de la reconnaissance des opportunités de profit et l’importance des réseaux sociaux tissés par les entrepreneurs. L’entrepreneur est à l’origine de la croissance économique parce qu’il crée non intentionnellement un réseau d’externalités qui favorise la création de nouvelles idées et la formation de nouveaux marchés. Ce réseau d’externalités est à l’origine de la formation de modèles mentaux (Minniti 2005, p. 7) qui permettent de limiter l’ambiguïté de l’information délivrée par l’environnement social. Moins l’information est ambiguë et plus l’individu sera prêt à s’engager dans les affaires. Plus l’expérience et la connaissance sur la procédure à adopter pour devenir entrepreneur deviendront observables, plus l’effet d’entraînement sera intense. Les réseaux d’entrepreneurs permettraient ainsi de lever une partie de l’ambiguïté de l’information. Ce sont les modèles mentaux acquis par le groupe qui contribuent ou non à lever l’ambiguïté sur l’attitude à adopter face à une opportunité de profit. Plus le nombre des entrepreneurs est important, plus l’ambiguïté des informations disponibles est faible, car plus l’individu pourra caler ses croyances sur la loi des grands nombres, autrement dit le comportement moyen. Entreprendre devient un comportement type. Le nombre des entrepreneurs dans une zone géographique influence les nouveaux entrants et les encourage à choisir l’entrepreneuriat indépendamment de leurs préférences ex ante et de leurs contraintes. Les individus délaissent alors le salariat pour ces raisons. Le nombre des créations d’entreprise est donc une variable qui s’explique aussi par lui-même parce qu’il influe sur l’existence des opportunités.

19La croissance s’explique donc par la vigilance aux opportunités de profit qui trouve elle-même son explication dans le nombre des opportunités encore non exploitées par les agents présents sur le marché. Le nombre des opportunités s’explique par l’importance des déséquilibres de prix, par l’inefficience des firmes présentes sur le marché, par le nombre d’opportunités lui-même et par le degré d’ambiguïté de l’information disponible sur ces opportunités. Indirectement, toutes ces variables expliquent la croissance parce qu’elles expliquent l’existence des opportunités de profit qui guident l’action des entrepreneurs.

II. — Vigilance au profit d’innovation et croissance économique

20Les modèles néo-schumpétériens de croissance jugent, néanmoins, que la principale cause de la croissance est l’innovation. Ils donnent alors à la connaissance un rôle majeur. Les changements technologiques et l’ensemble des facteurs qui génèrent l’apparition de nouvelles informations sont à l’origine du développement. Venkataraman (1997), après Schumpeter, distingue bien l’inventeur, le producteur d’informations nouvelles, de l’innovateur, c’est-à-dire celui qui perçoit une opportunité de profit d’innovation. L’entrepreneur innovateur n’est pas, pour cette raison, très différent de l’entrepreneur arbitragiste. Au lieu de découvrir un profit d’arbitrage, il saisit un profit d’innovation.

21Initialement, Schumpeter (1934) défend l’idée que l’exploitation d’un profit d’innovation détruit les opportunités de profit des autres entrepreneurs. Ceci va à l’encontre de l’existence des effets d’entraînement décrits par la vision kirznérienne. L’autre différence entre les théories schumpétérienne et kirznérienne se trouve dans leur manière d’expliquer l’origine des profits. Dans la vision schumpétérienne l’origine des profits est endogène. Il s’agit d’un acte créatif de la part de l’entrepreneur. Dans la vision kirznérienne, au contraire, l’origine des profits est exogène au marché. L’entrepreneur découvre une opportunité de profit qui lui pré-existe puisqu’elle trouve son origine dans les déséquilibres du marché ou sa propre dynamique. Les tentatives de conciliation des deux visions par les néo-schumpétériens et l’école austro-américaine sont l’occasion d’affiner l’origine des profits et de proposer de nouvelles variables pour expliquer la croissance de la production.

Les conséquences sur la théorie de la croissance de la figure de l’entrepreneur innovateur

  • 2  Innover, pour le Petit Robert, c’est introduire dans une chose établie quelque chose de nouveau. L (...)

22Joseph Schumpeter (1883-1950) et le courant évolutionniste qu’il inspire voient l’économie de marché comme un système dynamique en perpétuelle adaptation qui crée de nouvelles opportunités à travers un cycle de destruction créatrice. Le génie du capitalisme et de ses entrepreneurs est la recherche permanente de la nouveauté, de l’innovation2. Il est de provoquer le changement. L’entrepreneur crée un choc par son travail de recherche et de développement. Il détruit les vielles sources d’avantages concurrentiels et en crée de nouvelles (Schumpeter 1934). L’entrepreneur contribue au développement parce qu’il améliore les techniques de production et/ou propose une innovation de produit qui rompt avec les routines de consommation présentes sur le marché. L’ultime objectif de l’entreprise est donc de détruire les veilles sources d’avantages concurrentiels et d’en créer de nouvelles.

23Les néo-schumpétériens modélisent ce processus en insistant sur la manière dont la connaissance affecte le niveau d’investissement en innovation (Scherer 1992). Ils se proposent d’étudier 1) les effets de débordement cognitif (knowledge spillovers) facilitant l’innovation et 2) les facteurs culturels qui encouragent la créativité. 1) Comme dans les modèles de croissance endogène ils adoptent une théorie des déséquilibres et soutiennent que la croissance est générée par l’investissement dans le savoir. Ce savoir, émanant des innovations, a les propriétés d’un bien public. L’impossibilité d’exclure les autres de l’usage de cette ressource explique le sous-investissement en R & D sur les marchés libres (Arrow 1962). La sous-production d’innovation en est la principale conséquence. La mise en place d’une politique publique d’innovation peut alors être envisagée pour soutenir la production de brevets. Le caractère très spatialisé des effets de débordement cognitif conduit aussi à donner aux administrations publiques locales, comme les villes, un rôle important dans la structuration par les pouvoirs publics de ces effets de débordement (Glaeser, Kallal, Scheinkman et Shleifer 1992). 2) À cette étude de la diffusion de la connaissance dans le système économique local s’ajoute l’analyse des conditions institutionnelles et culturelles de l’innovation. Il est soutenu que le pouvoir de marché des firmes, autrement dit les conditions de la concurrence, sont un puissant aiguillon en faveur de l’innovation (Scherer 1992) et qu’il y a des atmosphères spirituelles et culturelles plus favorables que d’autres à l’innovation (confiance-méfiance à l’égard du futur, attitude vis-à-vis de la nouveauté, etc.) (Mokyr 1990).

24La théorie néo-schumpétérienne a ainsi tendance à affaiblir le rôle de l’entrepreneur pour focaliser son attention sur les conditions cognitives, institutionnelles et culturelles de la production de nouvelles connaissances. Les travaux récents de Audretsch, Keilbach et Lehmann (2006) rompent avec cette vision des choses et redonnent une place centrale à l’entrepreneur dans la théorie de l’innovation et la croissance. Cela les conduit, d’une part, à contester l’idée qu’il suffit d’investir dans la R & D et les universités pour favoriser la croissance et l’innovation et, d’autre part, à renouveler la controverse qui existe entre la vision kirznérienne de l’origine des profits et la vision schumpétérienne.

L’apport des travaux récents : l’entrepreneur est l’instrument de transmission des effets de débordement

25Dans le modèle de Solow, la croissance est modélisée sous la forme d’une fonction de production. La théorie de la croissance endogène ajoute aux facteurs de production traditionnels que sont le travail et le capital, la connaissance. La connaissance, contrairement aux facteurs traditionnels, a pour caractéristique de provoquer des effets de débordement (spillover effects). Les hommes politiques et leurs experts ont alors soutenu que, pour avoir un bon niveau de croissance, il fallait investir dans la recherche et le capital humain. Les résultats d’une telle politique ont, néanmoins, été décevants. C’est ce que Audretsch, Keilbach et Lehmann (2006) appellent le paradoxe européen. Les grands pays de l’Union européenne ont des taux de croissance plutôt faibles, mais un très haut niveau d’investissement en capital humain et en recherche développement. Plus généralement, ils observent qu’il n’existe pas de relations de nécessité entre croissance et investissement en R & D. La figure 1 présente ce résultat. La R & D y est mesurée en pourcentage du PIB en parité de pouvoir d’achat 1995. La croissance figure en ordonnées.

26Pour expliquer ce fait, Audretsch et al. (2006) soutiennent que la production de connaissance ne suffit pas. Il faut que cette dernière soit portée par des entrepreneurs. Ils présentent ainsi l’entrepreneur comme le chaînon manquant de la théorie de la croissance endogène. Dans un modèle de croissance endogène, la firme produit de la connaissance (A) dans une première période qui est utilisée comme intrant dans la période suivante.

Figure 1 – Corrélation entre croissance et R & D

Pourquoi le manque dinnovation est mauvais pour la croissance économique ?

  • 3  Voir aussi Innovation et croissance, rapport Robert Boyer et Michel Didier, CEA, Paris, p. 35, tex (...)

Source : Acs Z.J., Audretsch, Braunerhjelm et Carlsson (2005, p. 26) (échantillon 18 pays de l’OCDE,sur la période 1980-1998)3

27Une partie de cette connaissance nouvelle est inappropriable par les autres firmes, mais une autre partie est à l’origine d’un effet de débordement parce qu’elle est accessible à toutes les autres firmes du pays. L’équation (1) formalise ce raisonnement. A est la connaissance et a est la contribution de chaque firme (i) au stock de connaissance.

Pourquoi le manque dinnovation est mauvais pour la croissance économique ?

28Dans ce modèle, le canal par lequel la connaissance est convertie en croissance est expliqué par la théorie des externalités. Cela conduit Audretsch et al. à faire remarquer qu’alors que, dans le modèle de Solow, la connaissance et la technologie étaient exogènes, dans le modèle de la croissance endogène c’est la diffusion de connaissance qui est exogène. D’où l’idée que l’entrepreneur pourrait être le mécanisme par lequel la connaissance est convertie en croissance. Ils proposent alors un modèle élaboré à partir du modèle de Romer (1990), où la connaissance est produite par l’investissement en R & D, autrement dit le nombre de chercheurs employés dans ce secteur (LR) et par les entrepreneurs. Les entrepreneurs perçoivent une opportunité de profit parce qu’ils découvrent qu’un certain nombre de connaissances disponibles n’ont pas été exploitées par les firmes existantes. De tels entrepreneurs sont, en ce sens, les acteurs des effets de débordement cognitif. Elles constituent, à côté des chercheurs, le second moyen de commercialiser de la connaissance. Cela veut dire que l’entrepreneur a aussi une influence sur le stock de connaissance disponible. L’équation (2) formalise leur raisonnement.

29.

30(2) A = S r Lr A + Sr Z (Le) A

31où S est un paramètre mesurant l’efficacité de la R & D des firmes présentes sur le marché (Lr) et l’efficacité de la connaissance des entrepreneurs entrants (Le). La connaissance est produite par le travail des chercheurs ou par l’engagement des entrepreneurs, A étant le stock de connaissance disponible à un moment donné du temps. Il est supposé, de plus, que l’activité des entrepreneurs est caractérisée par des rendements d’échelle décroissants [fonction Z (Le)]. Cela signifie que doubler le nombre des entrepreneurs ne double pas la quantité de nouvelle connaissance. Le modèle de croissance est alors formalisé sous la forme de l’équation (3).

32(3) g = f (A, R, E,

Pourquoi le manque dinnovation est mauvais pour la croissance économique ?

33

Pourquoi le manque dinnovation est mauvais pour la croissance économique ?

34La première conséquence théorique du modèle de Audretsch et al. est alors que le processus de marché ne doit pas être pensé comme un processus de destruction créatrice, mais plutôt comme un processus de construction-créatrice. Il n’y a plus destruction mais accumulation de connaissance. Il n’y a plus rupture mais continuité, parce que l’entrepreneur répond à la commercialisation incomplète de la nouvelle connaissance produite par les grands groupes. L’apport de connaissance des firmes présentes sur le marché favorise la création d’entreprise, l’entrée de nouvelles firmes. La deuxième conséquence théorique est de donner une réponse nouvelle aux débats qui opposent les visions kirznériennes et schumpétériennes de l’origine des profits. Nous n’opposons pas, volontairement les visions kirznériennes et schumpétériennes sur l’entrepreneur, mais sur les profits, afin de tenir compte du fait que, chronologiquement, l’identification des profits est première par rapport au fait de savoir s’il s’agit d’une innovation, d’un acte d’arbitrage, d’imitation et/ou de spéculation. Ce qui est en jeu, c’est l’origine des profits et non la nature de l’acte entrepreneurial qui est d’identifier un profit dans tous les cas. La troisième conséquence est de redonner à l’entrepreneur une place dans l’explication de la croissance à côté de l’investissement en R & D. Ces deux dernières conséquences vont être l’objet des développements qui suivent.

Théorie néo-schumpétérienne de l’innovation et subjectivité de l’acte innovant

35Dans l’esprit d’Audretsch, Keilbach et Lehmann (2006, pp. 58-59) la littérature oppose artificiellement les visions schumpétériennes et kirznériennes de l’origine des profits. Dans le monde schumpétérien, l’entrepreneur ne découvre pas un profit, il le crée. Dans le monde kirznérien, l’entrepreneur découvre une opportunité de profit. Les schumpétériens modélisent les opportunités comme endogènes, autrement dit comme le résultat d’une intention de l’entrepreneur qui investit des ressources en R & D et en capital humain pour générer des produits innovants alors que les kirznériens pensent les profits comme exogènes.

36Audretsch et al., pour réconcilier ces deux modèles, soutiennent que les firmes présentes sur le marché peuvent être la source de nouvelles idées, d’une plus grande incertitude, d’asymétrie et de coûts de transaction qui peuvent in fine générer des opportunités pour des firmes entrantes portées par un regard entrepreneurial nouveau. Les nouvelles firmes naissent comme des réponses aux connaissances non exploitées par les firmes déjà présentes sur le marché qui ne tirent pas parti commercialement de manière exhaustive de toutes les opportunités de profit. Ces opportunités sont ainsi créées par l’investissement des firmes dans la connaissance. Elles ne sont pas exogènes parce qu’elles sont créées par l’investissement en connaissance, mais elles ne sont pas non plus totalement endogènes parce qu’elles ne sont pas indépendantes du marché et de ses évolutions.

37Cette manière de concilier les deux visions repose sur une opposition entre Kirzner et Schumpeter qui ne tient pas compte des amendements que Kirzner (1992) a fait à sa théorie de 1973 et des apports de l’école austro-américaine à la question de savoir comment les entrepreneurs réussissent à savoir si un bien nouveau répondra à la demande future des consommateurs, étant donné qu’au moment où ce bien est conçu, il n’a ni prix de marché ni demande. Cette réponse suppose par ailleurs implicitement que l’investissement des firmes dans la connaissance conduit à créer un profit exogène. L’endogénéité des profits existe juste pour les petites firmes qui exploitent l’effet de débordement cognitif.

  • 4  Voir sur ce point l’article de Kirzner (1999) et l’ouvrage de Thierry Aimar (2006, partie II, chap (...)

38Kirzner, en 1992, pour répondre à différentes critiques qui lui ont été adressées4, soutient que l’entrepreneur est aussi celui qui imagine les futurs du consommateur. Il introduit à cette occasion une dimension endogène à la découverte entrepreneuriale. Les profits ne sont pas seulement devant lui, prêts à être saisis. Ils sont aussi dans sa tête. L’innovateur est celui qui imagine, à partir d’informations connues de tous, ce que sera le marché de demain. La principale qualité de l’innovateur est alors d’imaginer les mondes des possibles et de les réaliser. Il crée l’opportunité de profit au sens où il fait exister ce qu’il estime être une nouveauté. Il fait d’une fiction une réalité. Cette réalité, alors, rencontre son public, autrement dit son marché. Entreprendre devient un art et être entrepreneur c’est être un artisan du futur. L’action de l’entrepreneur n’est plus en ce sens une réaction à un facteur externe comme la variation des prix, mais la construction d’un événement. L’entrepreneur innovateur est l’homme qui crée le résultat qu’il a imaginé (Yu 1999, p. 28).

39Cela ne doit pas cependant nous laisser conclure que cet acte créatif et visionnaire est endogène, au sens où l’entrepreneur créerait de toute pièce un profit. L’entrepreneur ne possède aucune pierre philosophale capable de transformer tout ce qu’il imagine en profit. Il reste contraint par la demande future, autrement dit l’opinion que les consommateurs vont porter sur sa nouveauté au moment où il va la mettre sur le marché. Son acte créatif et visionnaire n’est pas, par ailleurs, déconnecté du cosmos social dans lequel il évolue. Cela rend ses mondes possibles toujours plus ou moins en phase avec la demande future. L’entrepreneur n’imagine pas le futur de manière isolée ou solitaire. Son acte créatif n’a pas la nature d’un acte solitaire. Il est, au contraire, un acte totalement inséré dans le processus de marché. L’entrepreneur imagine le futur à partir d’un cosmos social qu’il partage avec les consommateurs et qui limite les possibles. Il utilise à cette fin la connaissance tacite véhiculée par le système des prix et les conventions. Sa décision reste guidée, sans qu’il le sache (tacite), par une connaissance particulière de temps et de lieu. Son action est encastrée dans le cosmos social des intervenants sur le marché et contrainte par la recherche d’une demande latente des consommateurs. L’entrepreneur imagine ainsi son futur à l’intérieur des futurs imaginés par les consommateurs, car il sait que la nouveauté qu’il perçoit doit aussi être partagée par les consommateurs au moment où elle sera mise sur le marché.

  • 5  E.-M. Rogers (1995, p. 11), « Diffusion of Innovations », (4th ed.), New York, Free Press définit (...)

40Cet acte créatif et visionnaire repose aussi sur une imperfection. Cette fois, il ne s’agit ni d’un déséquilibre de prix, ni d’une inefficience des firmes sortantes, mais d’une insatisfaction. Le profit d’innovation trouve son origine dans le désir des hommes et l’indétermination de la demande future. Ce que l’entrepreneur innovateur exploite, ce n’est pas une attente, comme dans le cas d’un profit d’arbitrage, mais un désir, autrement dit un écart entre ce qui est et ce qui devrait être pour que le présent soit meilleur. Le profit d’innovation est la récompense que les consommateurs offrent aux entrepreneurs qui répondent à l’espoir que nourrit chaque homme d’être satisfait. L’acte créatif répond à ce désir de nouveauté des consommateurs qui espèrent non pas forcément être satisfaits mais être toujours envieux, autrement dit être toujours dans l’écart entre le présent et un futur indéterminé. La nouveauté se place ainsi au cœur du désir. Le profit d’innovation récompense l’individu qui réussit à polariser le désir du consommateur sur sa nouveauté. Cette nouveauté transforme ainsi le désir en envie. Cela veut dire que l’innovateur invente avec les consommateurs le contenu de la demande future parce qu’il remplit le vide laissé par le désir. Il s’engage dans un travail de persuasion qui le conduit à produire de la connaissance, de l’affect et à faire de la publicité. C’est parce qu’il existe un écart entre ce que l’on a et ce que l’on aimerait avoir qu’il existe des opportunités de profit pour les innovateurs. Ces profits ne sont pas créés ex nihilo. Ils ne sont pas endogènes parce qu’ils reposent sur le désir des consommateurs, d’une part, et leur consentement à acheter la nouveauté au moment où elle sera mise sur le marché, d’autre part. Ils ne sont pas créés par l’entrepreneur parce que, même s’ils ont été imaginés par l’entrepreneur, pour qu’il les saisisse, il faut que sa nouveauté soit achetée par les consommateurs qui restent souverains. L’entrepreneur peut surprendre le consommateur en lui proposant un bien nouveau. Seul, néanmoins, le consommateur est en mesure de le récompenser. Les profits ne sont pas pour autant totalement exogènes, puisque l’innovateur et le consommateur participent d’un même cosmos social, où l’offre et la demande sont indéterminées et en constante interaction. L’indétermination de la demande future donne ainsi une marge de manœuvre à l’entrepreneur qui peut participer plus activement à la formation de la demande. C’est parce que la demande future n’existe pas mais est à venir, que l’entrepreneur a la possibilité de l’influencer, ce qui ne veut pas dire qu’il la détermine. La nouveauté émerge d’un processus complexe d’apprentissage individuel et d’interprétation subjective du monde extérieur (Yu et Robertson 2001, p. 79). Une idée ou une pratique est nouvelle uniquement parce qu’elle est perçue comme telle par les consommateurs5. L’entrepreneur ne crée donc pas le profit d’innovation, il suscite son apparition. Il y a bien une part d’endogénéité, mais elle reste soumise au consentement du consommateur qui maintient l’exogénéité du profit d’innovation.

41On comprend alors que, même si l’entrepreneur innovateur n’est pas en mesure de créer la demande ex nihilo, sa démarche est différente de l’entrepreneur découvreur d’écarts de prix. Ils ont l’un et l’autre identifié la possibilité d’un échange mutuellement avantageux, mais le processus qui les conduira à s’en emparer est différent car les raisons des opportunités de profit ne sont pas les mêmes.

Les conséquences en termes de politiques publiques de l’action de l’entrepreneur sur le processus d’accumulation de connaissance

42Ces théories ont plusieurs conséquences en termes de politiques publiques. Elles redonnent, tout d’abord, une place à l’entrepreneur, à côté de l’investissement en R & D. Elles privilégient, ensuite, les politiques qui favorisent l’esprit d’entreprise afin d’accompagner les investissements en connaissance. Elles ne croient plus, enfin, que la croissance doit nécessairement se faire sur un modèle d’innovation, car l’essentiel n’est pas d’innover, mais d’identifier un profit. Les pays les moins développés peuvent alors espérer se placer sur un sentier de croissance sans innover. Il leur suffit de laisser leurs entrepreneurs imiter les stratégies des entrepreneurs des pays riches. Tout ce qui freine l’imitation, ralentit la diffusion de la connaissance et les transferts de technologie, nuit à la croissance des pays les plus pauvres. C’est cette dernière conséquence que nous allons développer maintenant.

  • 6  Voir par exemple J.A.C. Mackie 1992, p. 46.

43Le modèle de croissance par l’innovation est un modèle de croissance par le haut qui oublie qu’historiquement, le développement économique s’est rarement fait sur la base d’innovations majeures. La croissance est plutôt le résultat d’une multiplicité de petites décisions profitables. C’est pour cette raison qu’aucun pays n’est condamné au sous-développement. Ce n’est pas parce qu’un pays n’a pas les moyens de soutenir une politique de R & D importante et de brevet qu’il ne pourra pas s’engager sur la voie de la croissance. Le modèle schumpétérien, dans sa version traditionnelle, fait la part trop belle aux innovations techniques et à la science et sous-estime l’importance des actes quotidiens des entrepreneurs et leur rôle dans les effets de débordement. Il est, en ce sens, plus adapté aux pays riches qu’aux pays pauvres6 parce qu’il suppose que les entrepreneurs peuvent accéder facilement aux marchés du capital pour financer la R & D nécessaire à l’innovation. Il suppose, par conséquent, un système financier bien organisé et capable de drainer l’épargne nécessaire au financement du détour de production proposé par l’entrepreneur. Il insiste ainsi plus sur la place du capital dans le développement que sur la fonction d’identification des profits d’arbitrage qui suppose un investissement moindre en capital. Il néglige aussi les stratégies de croissance fondées sur des techniques de production moins sophistiquées et plus en phase avec le stade de développement des pays les plus pauvres. L’entrepreneur peut ainsi compenser son manque de capital par l’utilisation d’une main-d’œuvre bon marché ou ayant un savoir-faire inconnu dans les pays développés (Yu 1998, pp. 358-362).

44Le modèle de croissance par le haut a aussi tendance à négliger le rôle de l’imitation. L’imitation se définit généralement comme un acte de transfert et d’amélioration des nouvelles technologies (Schmitz 1989). L’imitation est d’ailleurs au cœur du cercle vertueux de l’entrepreneuriat. Plus il y a d’entrepreneurs, moins l’information économique est ambiguë et plus le nombre d’entrepreneurs est grand (Minniti 2005). Les entrepreneurs identifient alors d’autant mieux les opportunités de profit existantes sur le marché qu’ils peuvent prendre exemple sur des hommes d’affaires qui ont déjà réussi. L’imitation n’est néanmoins pas sans coût. Cela veut dire que la diffusion a un coût qui peut limiter les effets d’entraînement à l’origine de la dynamique du développement. L’imitation améliore d’autant plus les gains de productivité des innovations que ces dernières peuvent se répandre facilement à tous les secteurs de l’économie. La productivité de la R & D d’une firme est alors accrue par l’augmentation de la R & D d’une autre firme. En sécurisant toutes les inventions par des brevets, les États augmentent les coûts de l’imitation et diminuent la diffusion des idées nouvelles dans l’économie.

45Ces freins à l’imitation nuisent d’autant plus à la croissance qu’ils touchent des pays qui n’ont pas les moyens d’entretenir le processus d’innovation. Ils favorisent les pays riches au détriment des pays pauvres parce qu’ils correspondent à un modèle de croissance inaccessible aux pays pauvres. Dans les pays pauvres, en effet, les entrepreneurs manquent généralement de capitaux et débutent leur activité dans le cadre d’activités familiales le plus souvent tournées vers l’étranger, l’achat-vente et la recherche de l’obtention de l’exclusivité sur la production ou la vente de certains biens. Dans ces pays, l’imitation est souvent le moyen d’acquérir des savoir-faire. L’entrepreneur peut se servir de la faiblesse des coûts de la main-d’œuvre pour proposer aux multinationales de sous-traiter leur production (Yu 1998, p. 3 60). Ce sont généralement ces contrats de sous-traitance qui lui permettent alors de développer des savoir-faire et d’apprendre à se positionner sur les marchés. Son entreprise acquiert des compétences qui lui donnent les moyens d’entrer dans un processus d’imitation plus créatif. La croissance économique devient un processus d’imitation créatrice. L’entrepreneur a appris par l’imitation et la sous-traitance. Il s’engage ensuite dans un processus d’arrangements inédits des techniques, stratégies, et savoirs qu’il a su acquérir et développer. Ce modèle explique notamment le développement de l’électronique dans le Sud-Est asiatique et au Japon (Yu 1998, p. 364). Les entrepreneurs de ces pays ont acquis une compétence qui leur a permis ensuite de développer un système d’innovation à la marge, qui a, dans certains cas, fait la différence et rendu les firmes de ces pays plus autonomes vis-à-vis des firmes des pays développés (Yu 1998, p. 362). L’économie japonaise a commencé par l’imitation, notamment dans le domaine des semi-conducteurs (États-Unis). Elle s’est ensuite engagée dans un modèle de développement plus proche du modèle schumpétérien. Aujourd’hui, les entreprises japonaises sont à l’origine d’importantes innovations techniques dans les domaines où elles avaient commencé par imiter.

III. — Les travaux empiriques sur la relation activité des entrepreneurs-croissance

46Les développements récents de la théorie de l’entrepreneur conduisent donc à nuancer l’opposition entre entrepreneur innovateur et entrepreneur découvreur d’opportunités de profit, sans cependant nier la diversité des modèles de croissance.

47Les travaux empiriques identifient bien et depuis longtemps l’effet de l’innovation sur la croissance de la production des pays développés. Ils ont, en revanche, plus de mal à appréhender les conséquences de la création d’entreprise sur le développement économique. Cette difficulté de mesure peut expliquer le discours prescriptif des organismes internationaux qui met presque qu’exclusivement l’accent sur un modèle de croissance par l’innovation qui ne sied pas forcément aux pays les moins riches. Il existe en ce sens un effet dommageable de l’exigence de preuves statistiques sur la pertinence du discours de politique économique. Des travaux récents permettent cependant d’inverser cette tendance et de redonner leur place aux entrepreneurs simples découvreurs d’opportunité de gains encore inexploités par les acteurs du marché.

Activité des innovateurs et croissance de la production

48L’un des problèmes majeurs des sciences économiques quantitatives est de réussir à mesurer correctement l’activité de l’entrepreneur. Les variables approximatives pour l’activité des entrepreneurs innovateurs semblent à peu près pertinentes même s’il n’existe aucune mesure idéale de l’effort d’innovation.

49Généralement l’effort des firmes ou des nations est mesuré à travers les ressources affectées à la R & D. Cette mesure ne prend en compte cependant que les facteurs de production (intrants) et ignore le résultat (extrant). C’est pour cette raison que le nombre des brevets est l’autre moyen de mesurer l’innovation (Hall, Jaffe et Trajtenberg 2001). La mesure par le nombre des brevets n’est pas non plus parfaite parce qu’elle ignore les innovations non brevetables, parce qu’elle ne tient pas compte des innovations qui n’ont pas fait l’objet de dépôt de brevet parce que l’entrepreneur préfère le secret, et parce qu’elle ne s’interroge pas sur les effets de la bureaucratie sur le nombre des inventions brevetées (Desroches 1998). C’est pourtant sur la base de ces mesures approximatives que la plupart des modèles sont testés. Mohem et Mairesse (1999, 2001) donnent quelques ordres de grandeur sur la contribution de la R & D à la croissance du PIB, de la productivité du travail ou de la productivité totale des facteurs (PTF). Ils citent notamment le travail de Griliches (1994) qui estime que le stock de R & D pourrait expliquer environ 50 % de la croissance de la productivité du travail et 75 % de la croissance de la productivité totale des facteurs. Si on suppose que la croissance du produit intérieur brut (PIB) est expliquée à 50 % par la croissance de la productivité totale des facteurs, ces estimations grossières de Griliches (1994, cité par Mairesse et Mohem 1999) s’accordent avec les résultats de Joly (1993, cité par Mairesse et Mohem 1999). La R & D explique une partie de la croissance des pays développés mais pas sa totalité.

50L’importance de l’innovation dans la croissance économique des pays riches est un résultat acquis. Reste à savoir qui est porteur de l’innovation. Dans les années soixante-dix, des auteurs comme Galbraith ou Chandler ont popularisé l’idée que les petites et moyennes entreprises ainsi que les petits entrepreneurs n’avaient plus d’avenir dans un monde où les multinationales feraient leurs lois (Carree et Thurik 2002). Seules les grandes entreprises étaient capables de soutenir la production d’innovations majeures et le développement. Ce fut aussi le sens des politiques publiques européennes durant les années 80 et aux débuts des années 90. Cette position s’est pourtant avérée partiellement fausse, les petites firmes étant aussi à l’origine d’un nombre important d’innovations.

  • 7  Étude citée par Carree et Thurik (2002), ibid. Acs Z.-J. (1996), « Small Firms and Economic Growth (...)
  • 8  Résultats repris par Carree et Thurik (2003), ibid. à partir de l’article de Acs Z.-J., Audrestsch (...)
  • 9  Voir les travaux de Almeida P. and Kogut B. (1997), « The exploration of technological diversity a (...)

51L’absence de prise en compte du rôle des petites firmes dans le processus d’innovation est à nouveau liée aux difficultés de mesure. L’usage du nombre des brevets tend, en effet, à surestimer le rôle des grandes firmes dans le processus d’innovation (Desroches 1998, p. 61). L’étude de Acs en 1996 7 réussit à surmonter cette difficulté et à montrer que les petites firmes tendent à innover dans des champs technologiques encore inexplorés par les grandes firmes. Elle mesure l’innovation par le nombre total d’innovations pour 1000 employés dans différents secteurs industriels sur des données américaines datant de 1982. Elle trouve que les petites firmes (moins de 500 salariés) produisent plus d’innovation dans le champ des équipements électroniques, des composants, des produits plastiques et des instruments d’ingénierie scientifique. D’autres études montrent que le nombre des innovations augmente dans les petites firmes avec la proximité des universités8. La taille des firmes n’est pas, en ce sens, un déterminant de l’innovation. Elle ne fait que conditionner le type d’innovation9. Les grandes entreprises contrairement aux plus petites sont capables de mettre en place des innovations de rupture parce qu’elles cherchent à s’imposer dans la concurrence mais ne réussissent pas, en revanche, à saisir les niches de variété sur des innovations de produit technologique qui apparaissent alors comme des niches pour les petites firmes. La taille peut ainsi être un frein à l’innovation dans certains champs de la production (Pappillon 2003) parce qu’elle crée une distance entre le contrôle de la R & D et l’innovation et qu’elle favorise la bureaucratisation à l’intérieur de la firme et l’inefficience X.

52Les mauvais résultats en termes de croissance des pays de l’Union européenne, comparativement aux pays des autres continents (Amérique du Nord, Asie du Sud-Est), souvent qualifiées d’euro-scléroses, peuvent alors s’expliquer par le scepticisme des Européens vis-à-vis de modèles de croissance comme ceux que l’on a observés dans la Silicon Valley. Les Européens ont concentré leurs moyens et leurs stratégies sur la constitution de pôles de développement capables de produire des leaders mondiaux dans des domaines technologiques très avancés au détriment des zones de développement diffus entraîné par des grappes de petits entrepreneurs. Les autorités européennes voulaient lutter contre les multinationales américaines (General Motors, U.S. Steel, IBM) sans percevoir la menace que constituaient les biotechnologies et/ou le développement des industries du software. Les performances, dans ces domaines, des entrepreneurs de la Silicon Valley ont, pourtant, obligé les autorités européennes à modifier leur point de vue. L’Union européenne a alors reconnu, au milieu des années 90, la soutenabilité de cette forme de développement et commencé à douter de la soutenabilité de son modèle industriel et social. Elle constatait, en effet, que les USA continuaient d’avoir des taux de croissance importants, soutenus par une forte activité entrepreneuriale alors que des pays comme la France ou l’Allemange souffraient d’une baisse continue du nombre de leurs entrepreneurs et de taux de croissance faibles (figure 2). L’économie entrepreneuriale était redevenue un modèle envisageable (Audrestch et Thurik 2000).

Figure 2 — Évolution de l’entrepreneuriat en France, en Allemagne, aux Pays-Bas et aux États-Unis.
Figure 1.1 Developments in entrepreneurhip in France, Germany, the Netherlands and the United States

Pourquoi le manque dinnovation est mauvais pour la croissance économique ?

L’indicateur pour mesurer l’entrepreneuriat est la part des propriétaires d’affaires dans la population active. Agriculture, chasse et pêche sont exclues ainsi que les travailleurs familiaux et les travailleurs opérant dans une affaire comme une activité secondaire

Source : EIM : COMParative Entrepreneurship Data for International Analysis (COMPENDIA 2000.1)

PIB par habitant et activité des entrepreneurs

53Si la mesure de l’innovation par le nombre de brevets et/ou l’importance des investissements en R & D est depuis longtemps utilisée, il n’en est pas de même pour la mesure de l’activité entrepreneuriale. L’activité de l’entrepreneur routinier qui agit sur des marchés bien connus est généralement mesurée par la part de la population active qui n’est pas salariée (self-employment). Ces données sont disponibles pour les pays de l’OCDE via Internet (Statistical Compendium, Labour market Statistics). Les travaux du Global Entrepreneurship Monitoring (GME) préfèrent proposer un indicateur fondé sur des enquêtes. Ils sont aussi disponibles sur Internet. Ils restent encore exploratoires, mais ouvrent des perspectives nouvelles pour l’étude de la relation création d’entreprise croissance.

  • 10  OECD (2000, p. 156), Employment Out Look, Paris.

54Généralement, l’OCDE estime que le nombre d’individus qui s’emploient eux-mêmes est un élément important de l’activité entrepreneuriale et de la dynamique économique d’un pays. Cette organisation internationale définit ce type d’activité entrepreneuriale comme un travail où la rémunération est directement dépendante des profits et où celui qui occupe le poste a des décisions opérationnelles, autrement dit qu’il est responsable des performances de l’entreprise10.

55Les résultats des travaux empiriques utilisant cette mesure peuvent conduire à observer une corrélation négative entre la proportion d’individus qui s’emploient eux-mêmes et la croissance de la production. Contrairement à la théorie, la création d’entreprise ne serait pas un facteur favorable à la croissance et au développement. Salgado-Banda (2005) par exemple montre qu’alors que la relation entre nombre de brevets et taux de croissance est statistiquement significative et positive, la création d’entreprise, mesurée par le self-employment, est négativement liée à la croissance. Il explique cette relation par le fait que ces créations d’entreprise peuvent être improductives car tournées vers la recherche de rente ou des activités non innovantes. Ce résultat confirme en partie la thèse soutenue par Leff (1979). Leff arguait que dire que le manque d’entrepreneuriat était une source de sous-développement était abusif. Il soutenait alors l’interventionnisme des États dans les secteurs à haute technologie ainsi que la constitution de grands groupes intégrés verticalement. Il défendait même l’idée que les petites firmes n’avaient pas les avantages concurrentiels suffisants pour faire face à la concurrence mondiale.

56Outre le fait que ces thèses ont été infirmées par l’évolution des PIB dans les années récentes et l’importance du nombre des innovations dans les petites firmes, il faut rappeler un certain nombre de faits qui contredisent l’idée que l’activité entrepreneuriale non innovante n’est pas favorable à la croissance. Il a, tout d’abord, été noté que les modèles japonais et d’Asie du Sud-Est ne reposent pas initialement sur l’innovation mais l’imitation. Les données sur le self-employment sont ensuite délicates à utiliser car difficilement comparables d’un pays de l’OCDE à l’autre. Si elles sont correctement utilisées, elles permettent de montrer qu’il existe une relation positive entre activité des entrepreneurs et croissance du PIB. Les travaux de Carree, van Stel, Thurik et Wennekers (2002) puis de Acs, Audretsch, Braunerhjelm et Carlsson (2005) confirment, en effet, l’existence d’une telle relation.

57Carree, van Stel, Thurik et Wennekers (2002), dans un premier temps, définissent un niveau entrepreneurial d’équilibre, autrement dit un niveau permettant à une économie de se placer sur sa fonction des possibilités de production la plus haute. Ils montrent qu’un trop petit ou un trop grand nombre d’entreprises a des conséquences sur le potentiel de croissance économique d’une nation. Ils observent que les pays dont le niveau d’activité des entrepreneurs (self-employment) varie négativement ou positivement autour de leur niveau d’équilibre génèrent des taux de croissance inférieurs à ce qu’ils pourraient espérer (figure 3).

Figure 3 – Taux réel et d’équilibre des personnes s’employant elles-mêmes (self-employment) pour les pays du G7 sur la période 1972-1998

Pourquoi le manque dinnovation est mauvais pour la croissance économique ?

Source : Carree et Thurik (2002, p. 462) reprenant les travaux deCarree M., van Stel A., Thurik R. et Wennekers S. (2002)

58La France aurait sur cette base un niveau de création d’entreprise un peu inférieur à son niveau d’équilibre alors que l’Italie serait plutôt dans une situation où le nombre de créateurs d’entreprise serait bien supérieur à ce qu’il devrait être (niveau d’équilibre). Certaines économies conduiraient donc à un nombre de créations d’entreprise trop important qui provoquerait une mauvaise affectation de leurs capitaux. Il ne serait pas souhaitable alors de vouloir susciter la création d’entreprise à tout prix. La question ne serait plus d’avoir un fort taux de création d’entreprise mais un taux d’équilibre c’est-à-dire un taux en phase avec son niveau de développement. Cela permet d’affirmer que la baisse continue de la part des entrepreneurs dans la population active en France depuis 1972 nuit à la croissance parce qu’elle conduit la France à avoir un taux d’individus à leur compte inférieur à son niveau d’équilibre. La faiblesse de la croissance française trouve alors sa principale explication dans un niveau de création d’entreprise insuffisant.

59Acs, Audretsch, Braunerhjelm et Carlsson (2005) contredisent, de manière plus nette encore les travaux empiriques qui nient l’existence d’une corrélation positive et significative entre croissance et activité des entrepreneurs. La figure 4 présente leur résultat. La variable croissance est la variable à expliquer. Elle est mesurée par une moyenne du taux de croissance du PIB en parité de pouvoir d’achat 1995. La variable entrepreneurship mesure le pourcentage de l’emploi total non agricole qui n’est pas salarié (self-employed). La pente est très faible. Cela signifie que l’effet de l’activité des entrepreneurs mesuré par la variable self-employment reste délicate à interpréter. Ils montrent aussi dans ce document de travail que les effets de débordement de connaissance modélisés par la théorie de la croissance endogène n’existent pas automatiquement. Ils confirment ainsi leur thèse que des dépenses en R & D ne conduisent à une croissance forte que si elles se développent dans un milieu innovateur. L’activité de R & D, l’investissement en capital humain et l’activité entrepreneuriale favorisent, donc, la croissance économique. Oublier l’entrepreneur serait ignorer le canal par lequel passe l’effet de débordement cognitif, autrement dit la catalyse.

60Les travaux du Global Entrepreneurship Monitoring (GME) préfèrent évaluer l’activité des entrepreneurs par la construction d’un index d’activité entrepreneurial (TEA), qui est la somme des entreprises naissantes (les gens en train de monter une affaire) et des nouvelles entreprises. L’index TEA est une nouvelle mesure développée par le Global Entrepreneurship Monitoring. Cet index mesure par enquête l’intérêt que la population active porte à la création d’entreprise. Le TEA français est très bas (2,2) alors que celui des États-Unis est beaucoup plus élevé (12,7). Cela signifie qu’en France, moins de 3 % des personnes en âge de créer une entreprise (adultes) sont tentées par la création d’entreprise. La création d’entreprise séduit plus d’un Américain sur dix, mais seulement un Allemand sur 25 (figure 5). Cela confirme la thèse selon laquelle le manque de créateurs d’entreprise nuit à la croissance européenne et entretient l’eurosclérose.

Figure 4 – Corrélation entre croissance et activité entrepreneuriale

Pourquoi le manque dinnovation est mauvais pour la croissance économique ?

Source : Acs Z.J., Audretsch, Braunerhjelm et Carlsson (2005, p. 26) (échantillon 18 pays de l’OCDE sur la période 1981-1998)

Figure 5 – Taux de TEA

Pourquoi le manque dinnovation est mauvais pour la croissance économique ?

Source : Zacharakis A., Bygrave N.-D., and Sheped D.-A. (2000, p. 12), Global Entrepreneurship Monitor: Nationa Entrepreneurship Assessment: United States of America. Kansas City. Missouri: Kaufman Center for Entrepreneurial Leadership.

Figure 6 – TEA et croissance économique pour seize pays développés

Pourquoi le manque dinnovation est mauvais pour la croissance économique ?

61Cette mesure du GEM permet aussi de lier activité entrepreneuriale et croissance. Malgré les difficultés d’évaluation et l’imperfection des instruments de mesure, la figure 6, page suivante conduit à soutenir que la moitié de la croissance du PIB en 2000 pour les pays développés de l’échantillon s’explique par l’activité des entrepreneurs (Zacharakis, Bygrave et Sheped 2000). Les travaux récents confortent ainsi l’existence d’un modèle de croissance par le bas, fondé sur une multitude de petites décisions profitables.

IV. — Conclusion

62En grande partie sous l’impulsion des sciences de gestion, l’entrepreneur a donc à nouveau sa place dans les théories de la croissance. La théorie de l’entrepreneur explique la croissance économique par l’intensité de l’activité des entrepreneurs sur le marché. Les différentiels de croissance entre les pays s’expliquent par des différentiels de vigilance au profit de marché. Ces différences s’expliquent elles-mêmes par le nombre d’entrepreneurs, par les déséquilibres de prix, par l’inefficience des firmes ainsi que l’insatisfaction permanente dans laquelle se trouve le consommateur.

63Ce renouveau de l’économie entrepreneuriale conduit aussi à revisiter les politiques de croissance et à s’interroger sur l’objectif que les pouvoirs publics doivent se donner pour progresser économiquement. Il est tout d’abord important de ne pas sous-estimer la capacité de l’entrepreneur à résoudre ce que la théorie de l’équilibre appelle les défaillances du marché puisque l’entrepreneur se nourrit des déséquilibres de prix, des imperfections organisationnelles, des carences des produits et plus généralement des attentes des consommateurs. Avant d’intervenir pour modifier le processus de découverte de marché, il faut s’assurer que la solution publique fait mieux que la solution entrepreneuriale (Kirzner 1978, 1985). Ensuite, il n’est pas juste de penser la croissance sur le seul modèle des pays développés et plus particulièrement de l’innovation. Les pays pauvres ont intérêt à faire confiance à leurs entrepreneurs et à construire un modèle de développement par le bas qui profite des avancées technologiques des pays riches pour ensuite les dépasser, l’imitation pouvant conduire à terme à l’innovation en favorisant l’accumulation de capital et la multiplication des entrepreneurs capitalistes. Il est important, enfin, de ne pas sous-estimer le rôle des petites entreprises dans l’innovation. Il n’est pas souhaitable, dans ces conditions, de s’engager inconsidérément dans des logiques de pôles de compétitivité dont l’unique objectif serait de concurrencer les grands groupes. Une économie prospère est avant tout constituée d’un réseau localisé d’entreprises capables de profiter de leur dynamisme mutuel.

64L’essentiel, néanmoins, n’est pas là, car la théorie de l’entrepreneur est mieux adaptée à la théorie du progrès économique qu’à la théorie de la croissance quantitative de la production. Ce qui importe, ce n’est pas de produire plus, mais de proposer des biens qui satisfont mieux les consommateurs. La question essentielle n’est pas de réaffecter les ressources vers l’éducation, la R & D ou la construction d’infrastructures, mais de créer les institutions qui incitent les individus à entreprendre. Sur la base de ce diagnostic, un pays comme la France a des taux de croissance faibles parce qu’elle souffre du manque d’activité entrepreneuriale de ses membres. Les retours sur investissement dans les universités, la recherche et plus généralement l’éducation sont faibles parce qu’aucun entrepreneur ne prend le relais de la science. Une science performante sans entrepreneur ne ferait que nourrir la croissance des autres pays. Il n’est pas incongru, dans ces conditions, de s’interroger sur la manière dont les écoles et les universités françaises pourraient apprendre aux Français à devenir entrepreneurs ou du moins, si cela n’est pas possible, à les rendre plus vigilants aux profits. La cause fondamentale de la croissance n’est pas, en ce sens, l’augmentation de quantités homogènes d’intrants et d’extrants, même si cette quantité est de la connaissance, mais la transformation incessante de nouvelles connaissances en opportunité de profit.

Quels sont les effets de l'innovation sur la croissance économique ?

Pour présenter les choses simplement, l'innovation peut entraîner une hausse de la productivité, autrement dit, une augmentation de la production avec les mêmes intrants. Une meilleure productivité se traduit par une progression de la production de biens et services, c'est-à-dire la croissance de l'économie.

Quel est l'impact des nouvelles technologies sur la croissance économique mondiale ?

Le progrès technologique est la principale source de croissance économiqueLe progrès technologique accroît la production économique et le bien-être en améliorant la productivité, c'est-à-dire en permettant de produire plus avec les mêmes ressources, et en favorisant plus d'innovation et de développement.

Comment l'innovation Peut

En conclusion, [reprise de la question ]l'innovation peut aider à reculer les limites écologiques de la croissance économique grâce [reprise affirmation AEI n°1] aux innovations vertes dans le domaine des transports, de l'énergie ou du développement urbain [reprise affirmation AEI n°2] ainsi qu'en permettant de faire ...

Quel rôle jouent les nouvelles technologies dans la croissance économique dissertation ?

Selon Schumpeter, ce sont les innovations qui influencent les fluctuations économiques de la croissance. Lorsqu'une innovation émerge, elle crée une phase d'expansion (croissance qui accélère). Cela produit de la croissance et contribue à l'élévation du niveau vie.